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les chœurs bouffons et pétulants des avocats, des tailleurs, des Turcs, des apothicaires ; le génie se fait de chaque nécessité une inspiration. Cette issue une fois trouvée, l’imagination inventive de Molière s’y précipita. Les comédies à ballets dont nous parlons n’étaient pas du tout (qu’on se garde de le croire) des concessions au gros public, des provocations directes au rire du bourgeois, bien que ce rire y trouvât son compte ; elles furent imaginées plutôt à l’occasion des fêtes de la cour. Mais Molière s’y complut bien vite et s’y exalta comme éperdument ; il fit même des ballets et intermèdes au Malade imaginaire, de son propre mouvement, et sans qu’il y eût pour cette pièce destination de cour ni ordre du roi. Il s’y jetait d’ironie à la fois et de gaieté de cœur, le grand homme, au milieu de ses amertumes journalières, comme dans une âcre et étourdissante ivresse. Il y mourut en pleine crise et dans le son le plus aigu de cette saillie montée au délire. Or, maintenant, entre ces deux points extrêmes du Malade imaginaire ou de Pourceaugnac et du Barbouillé, du Cocu imaginaire, par exemple, qu’on place successivement la charmante naïveté (expression de Boileau) de l’École des Femmes, de l’École des Maris, l’excellent et profond caractère de l’Avare, tant de personnages vrais, réels, ressemblant à beaucoup, et non copiés pourtant, mais trouvés, le sens docte, grave et mordant du Misanthrope, le Tartufe qui réunit tous les mérites par la gravité du ton encore, par l’importance du vice attaqué et le pressant des situations, les Femmes savantes enfin, le plus parfait style de comédie en vers, le troisième et dernier coup porté par Molière aux critiques de l’École des Femmes, à cette race des prudes et précieuses ; qu’on marque ces divers points, et l’on aura toute l’échelle comique imaginable. De la farce franche et un peu grosse du début, on se sera élevé, en passant par le naïf, le sérieux, le profondément observé, jusqu’à la fantaisie du rire dans toute sa pompe et au gai sabbat le plus délirant.

Les Fourberies de Scapin, jouées entre le Bourgeois Gentil-