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multitude. On a cru, d’après un passage de la préface des Fâcheux, qu’il aurait eu dessein de faire imprimer ses remarques et presque sa poétique, à l’occasion de ses pièces ; mais, à mieux entendre le passage, il en ressort que cette promesse, mal d’accord avec sa tournure de génie, n’est pas sérieuse en effet ; ce serait plutôt de sa part une raillerie contre les grands raisonneurs selon Horace et Aristote. Sa poétique, du reste, comme acteur et comme auteur, se trouve tout entière dans la Critique de l’École des Femmes et dans l’Impromptu de Versailles, et elle y est en action, en comédie encore. A la scène VII de la Critique, n’est-ce pas Molière qui nous dit par la bouche de Dorante : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours ! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde, et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poëmes ; et le même bon sens, qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours sans le secours d’Horace et d’Aristote… Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. » Pour en finir avec cette négligence de littérateur que nous démontrons chez Molière, et qui contraste si fort avec son ardente prodigalité comme poëte et son zèle minutieux comme acteur et directeur, ajoutons qu’aucune édition complète de ses œuvres ne parut de son vivant ; ce fut La Grange, son camarade de troupe, qui recueillit et publia le tout en 1682, neuf ans après sa mort.

Molière, le plus créateur et le plus inventif des génies, est celui peut-être qui a le plus imité, et de partout ; c’est encore là un trait qu’ont en commun les poëtes primitifs populaires et les illustres dramatiques qui les continuent. Boileau, Racine, André Chénier, les grands poëtes d’étude et de goût, imitent sans doute aussi ; mais leur procédé d’imitation est