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opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j’atteins ce qui m’échappe. Mon âme chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvements. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu’à la perfection. Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d’ailleurs, elle me repose en m’interdisant une foule d’entreprises ; car peu d’ouvrages et de matières sont susceptibles de l’admettre. La perfection m’est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu’on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n’y a que cela qui me siée et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l’étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l’idiome de ce lieu. J’y veux donner à mes pensées plus de pureté que d’éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile. C’est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol ; et lorsque j’en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai ; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour. »

Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d’un peu bizarre si l’on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu’il y a quelque affectation chez lui (et il n’en est pas exempt), il n’a que celle qui ne déplaît pas parce qu’elle est sincère, que lui-même définit comme tenant plus aux mots, tandis que la prétention, au contraire, tient à la vanité de l’écrivain : « Par l’une l’auteur semble dire seulement au lecteur : Je veux être clair, ou je veux être exact, et alors il ne déplaît pas ; mais quelque-