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quand un amateur de comédie, nommé Neufvillenaine, s’aperçut qu’il avait retenu par cœur la pièce tout entière ; il en fit une copie et la publia en dédiant l’ouvrage à Molière. Ce M. de Neufvillenaine se connaissait en procédés. L’insouciance de Molière fut telle qu’il ne donna jamais d’autre édition du Cocu imaginaire, bien que Neufvillenaine avoue (ce qui serait assez vraisemblable quand il ne l’avouerait pas) qu’il peut s’être glissé dans sa copie, faite de mémoire, quantité de mots les uns pour les autres. Ô Racine ! ô Boileau ! qu’eussiez-vous dit si un tiers eût ainsi manié devant le public vos prudentes œuvres où chaque mot a son prix ? On doit maintenant saisir toute la différence native qu’il y a de Molière à cette famille sobre, économe, méticuleuse, et avec raison, des Despréaux et des La Bruyère. Dans l’édition de Neufvillenaine, qu’il faut bien considérer, par suite du silence de Molière, comme l’édition originale, la pièce est d’un seul acte, quoique plus tard les éditeurs de 1734 l’aient donnée en trois ; mais il y a lieu de croire que pour Molière, comme pour les anciens tragiques et comiques, cette division d’actes est imaginée ici après coup et artificielle. Molière dans ses premières pièces ne s’astreint guère plus que Plaute à cette division régulière ; il laisse fréquemment la scène vide, sans qu’on puisse supposer l’acte terminé en ces endroits. Il se rangea bien vite, il est vrai, à la régularité dès lors professée ; mais on voit (et c’est sur quoi j’insiste) combien il avait naturellement les habitudes de l’époque antérieure. Pour obvier à des larcins pareils à celui de Neufvillenaine, Molière dut songer à publier dorénavant lui-même ses pièces au fur et à mesure des succès. L’École des Maris, dédiée au duc d’Orléans, son protecteur, est le premier ouvrage qu’il ait publié de son plein gré ; à partir de ce moment (1661), il entra en communication suivie avec les lecteurs. On le retrouve pourtant en défiance continuelle de ce côté ; il craint les boutiques de la galerie du Palais ; il préfère être jugé aux chandelles, au point de vue de la scène, sur la décision de la