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cienne, un Platon à cœur de La Fontaine, a dit M. de Chateaubriand. « Inspirez, mais n’écrivez pas, » dit Le Brun aux femmes. – « C’est, ajoute M. Joubert, ce qu’il faudrait dire aux professeurs (aux professeurs de ce temps-là) ; mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien ! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l’orchestre, le chef du chœur qui écoute et qui frappe la mesure.

Il n’y a plus de public aujourd’hui, il n’y a plus d’orchestre ; les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés ; ils écrivent. Il n’y a plus de Muses, il n’y a plus de juges, tout le monde est dans l’arène. Aujourd’hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t’applaudis, je te loue ou je te raille : à charge de revanche ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. – Tant mieux, dira-t-on, on est jugé par ses pairs. – En littérature, je ne suis pas tout à fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de goût. L’alliance offensive et défensive de tous les gens de lettres, la société en commandite de tous les talents, idéal que certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine critique.

Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l’ancien bon goût (en attendant le nouveau), c’est que tout le monde écrit et a la prétention d’écrire autant et mieux que personne. Au lieu d’avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s’intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on ? des esprits tout envahis d’eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d’amour-propre, et, pour le dire d’un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J’y ai souvent pensé, et j’aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd’hui : « Qu’eût-il fait