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Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait été chargé d’un Éloge de Duroc qui devait le produire près de l’Empereur. Il s’y trouvait un portrait de l’aide de camp, piquant, rapide, brillamment enlevé ; l’autre jour le délicieux causeur, avec une pointe de raillerie, nous le récitait encore ; rien que ce portrait-là portait avec lui toute une fortune sous l’Empire ; mais y avait-il encore un Empire ? Et si M. Villemain, qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait Pitt, Fox, venait à en parler, et se rejetait à l’espoir d’un gouvernement libre et débattu, comme en Angleterre : « Allons, allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif ? Bédoch vous passerait ! » Mot charmant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu’on n’ose le dire ! N’est-ce pas surtout dans les gouvernements de majorité, si excellents à la longue pour les garanties et les intérêts, que le goût souffre et que les délicats sont malheureux ?

La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succès, je le sais bien ; mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu’y faire ? On ne peut tout unir. On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre ; l’utile dominant se passe aisément du fin, et le Bédoch (puisque Bédoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.

Nous en conviendrons d’ailleurs, M. de Fontanes n’aimait point assez sans doute les difficultés des choses ; il n’en avait pas la patience : et l’on doit regretter pour son beau talent de prose qu’il ne l’ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi. L’Histoire de Louis XI qu’il avait commencée est restée imparfaite ; une Histoire de France, dont il parlait beaucoup, n’a guère été qu’un projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne, qui dévore des pierres. L’estomac de son esprit, à lui, n’était pas de cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant