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universel et sonore applaudissement, Molière sentit, comme le dit Segrais, s’enfler son courage, et il laissa échapper ce mot de noble orgueil, qui marque chez lui l’entrée de la grande carrière : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence et d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai qu’à étudier le monde. » – Oui, Molière ; le monde s’ouvre à vous, vous vous l’avez découvert et il est vôtre ; vous n’avez désormais qu’à y choisir vos peintures. Si vous imitez encore, ce sera que vous le voudrez bien ; ce sera parce que vous prélèverez votre part là où vous la trouverez bonne à prendre ; ce sera en rival qui ne craint pas les rencontres, en roi puissant pour agrandir votre empire. Tout ce qui sera emprunté par vous restera embelli et honoré[1].

Après le sel un peu gros, mais franc, du Cocu imaginaire, et l’essai pâle et noble de Don Garcie, l’École des Maris revient à cette large voie d’observation et de vérité dans la gaieté. Sganarelle, que le Cocu imaginaire nous avait montré pour la première fois, reparaît et se développe par l’École des Maris ; Sganarelle va succéder à Mascarille dans la faveur de Molière. Mascarille était encore assez jeune et garçon, Sganarelle est essentiellement marié. Né probablement du théâtre italien, employé de bonne heure par Molière dans la farce du Médecin volant, introduit sur le théâtre régulier en un rôle qui sent un peu son Scarron, il se naturalise comme a fait Mascarille ; il se perfectionne vite et grandit sous la prédilection du maître. Le Sganarelle de Molière, dans toutes ses variétés de valet, de mari, de père de Lucinde, de frère d’Ariste, de tuteur, de fagotier, de médecin, est un personnage qui appartient en propre au poëte, comme Panurge à Rabelais, Falstaff à Shakspeare, Sancho à Cervantes ; c’est le

  1. On peut appliquer sans ironie, quand il s’agit de poésie dramatique surtout, à de certains plagiats faits de main souveraine, le mot de la Fable :

    ..... Vous leur fîtes, Seigneur,
    En les croquant, beaucoup d’honneur.