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« À BONAPARTE.

« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m’a indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom n’y a pas été rappelé. Cependant j’ai souffert, comme si j’avais été légalement condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez, et je ne suis point encore libre. Plusieurs membres de l’Institut, dont j’étais le confrère avant le 18 fructidor, pourront vous attester que j’ai toujours mis, dans mes opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la sagesse. J’ai lu, dans les séances publiques de ce même Institut, des fragments d’un long poëme qui ne peut déplaire aux héros, puisque j’y célèbre les plus grands exploits de l’antiquité. C’est dans cet ouvrage, dont je m’occupe depuis plusieurs années, qu’il faut chercher mes principes, et non dans les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j’ai gémi quelquefois sur les excès de la Révolution, ce n’est point parce qu’elle m’a enlevé toute ma fortune et celle de ma famille[1], mais parce que j’aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grâce à vos exploits militaires. Elle s’accroîtra encore par la justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La voix publique m’apprend que vous n’aimez point les éloges. Les miens auraient l’air trop intéressés dans ce moment pour qu’ils fussent dignes de vous et de moi. D’ailleurs, quand j’étais libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j’ai constamment parlé de vous comme la renommée et vos soldats. Je n’en dirai pas plus. L’histoire vous a suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l’oppression et l’infor-

  1. La fortune de madame de Fontanes fut perdue dans le siège et l’incendie de Lyon : une maison qu’elle possédait fut écrasée par les bombes ; des recouvrements qui lui étaient dus ne vinrent jamais.