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au naturel dans le jeu du théâtre, le marchand reprend : « S’il ne les a pas dessinées sur ses tablettes, je ne doute point qu’il ne les ait imprimées dans son imagination. C’est un dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point sans leurs mains, mais on peut dire de lui qu’il ne va point sans ses yeux ni sans ses oreilles. » Il est aisé, à travers l’exagération du portrait, d’apercevoir la ressemblance. Molière fut une fois vu durant plusieurs heures, assis à bord du coche d’Auxerre, à attendre le départ. Il observait ce qui se passait autour de lui ; mais son observation était si sérieuse en face des objets, qu’elle ressemblait à l’abstraction du géomètre, à la rêverie du fabuliste.

Le prince de Conti, qui n’était pas janséniste encore, avait fait jouer plusieurs fois Molière et la troupe de l’Illustre Théâtre, en son hôtel, à Paris. Étant en Languedoc à tenir les États, il manda son ancien condisciple, qui vint de Pézénas et de Narbonne à Béziers ou à Montpellier[1], près du prince. Le poëte fit œuvre de son répertoire le plus varié, de ses canevas à l’italienne, de l’Étourdi, sa dernière pièce, et il y ajouta la charmante comédie du Dépit amoureux. Le prince, enchanté, voulut se l’attacher comme secrétaire et le faire succéder au poëte Sarasin qui venait de mourir ; Molière refusa par attachement pour sa troupe, par amour de son métier et de la vie indépendante. Après quelques années encore de courses dans le Midi, où on le voit se lier d’amitié avec le peintre Mignard à Avignon, Molière se rapprocha de la capitale et séjourna à Rouen, d’où il obtint, non pas, comme on l’a conjecturé, par la protection du prince de Conti, devenu pénitent sous l’évêque d’Alet dès 1655, mais par celle de Monsieur, duc d’Orléans, de venir jouer à Paris sous les yeux du roi. Ce fut

  1. Tous les biographes, depuis Grimarest, avaient dit Béziers ; M. Taschereau donne de bonnes raisons pour que ce soit Montpellier. Ce détail a peu d’importance ; mais en général toutes les anecdotes sur Molière sont mêlées d’incertitude, faute d’un premier biographe scrupuleux et bien informé.