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ainsi à l’aventure, bien reçu du duc d’Épernon à Bordeaux, du prince de Conti en chaque rencontre, loué de d’Assoucy qu’il recevait et hébergeait en prince à son tour, hospitalier, libéral, bon camarade, amoureux souvent, essayant toutes les passions, parcourant tous les étages, menant à bout ce train de jeunesse, comme une Fronde joyeuse à travers la campagne, avec force provision, dans son esprit, d’originaux et de caractères. C’est dans le cours de cette vie errante qu’en 1653, à Lyon, il fit représenter l’Étourdi, sa première pièce régulière ; il avait trente et un ans.

Molière, on le voit, débuta par la pratique de la vie et des passions avant de les peindre. Mais il ne faudrait pas croire qu’il y eût dans son existence intérieure deux parts successives comme dans celle de beaucoup de moralistes et satiriques éminents : une première part active et plus ou moins fervente ; puis, cette chaleur faiblissant par l’excès ou par l’âge, une observation âcre, mordante, désabusée enfin, qui revient sur les motifs, les scrute et les raille. Ce n’est pas là du tout le cas de Molière ni celui des grands hommes doués, à cette mesure, du génie qui crée. Les hommes distingués, qui passent par cette double phase et arrivent promptement à la seconde, n’y acquièrent, en avançant, qu’un talent critique fin et sagace, comme M. de La Rochefoucauld, par exemple, mais pas de mouvement animateur ni de force de création. Le génie dramatique, et celui de Molière en particulier, a cela de merveilleux que le procédé en est tout différent et plus complexe. Au milieu des passions de sa jeunesse, des entraînements emportés et crédules comme ceux du commun des hommes, Molière avait déjà à un haut degré le don d’observer et de reproduire, la faculté de sonder et de saisir des ressorts qu’il faisait jouer ensuite au grand amusement de tous ; et plus tard, au milieu de son entière et triste connaissance du cœur humain et des mobiles divers, du haut de sa mélancolie de contemplateur philosophe, il avait conservé dans son propre cœur, on le verra, la jeunesse des