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si élevée, si courageuse dans les grandes circonstances, était bonne, simple, facile dans le commerce de la vie, trop facile même et trop bonne, si la vénération qu’inspirait sa vertu n’avait pas composé de tout cela une manière d’être tout à fait à part. C’était aussi une dévotion à part que la sienne. Je puis dire que, pendant trente-quatre ans, je n’en ai pas éprouvé un instant l’ombre de gêne ; que toutes ses pratiques étaient sans affectation subordonnées à mes convenances ; que j’ai eu la satisfaction de voir mes amis les plus incrédules aussi constamment accueillis, aussi aimés, aussi estimés, et leur vertu aussi complètement reconnue que s’il n’y avait pas eu de différence d’opinions religieuses ; que jamais elle ne m’a exprimé autre chose que l’espoir qu’en y réfléchissant encore, avec la droiture de cœur qu’elle me connaissait, je finirais par être convaincu. Ce qu’elle m’a laissé de recommandations est dans le même sens, me priant de lire, pour l’amour d’elle, quelques livres, que certes j’examinerai de nouveau avec un véritable recueillement : et appelant sa religion, pour me la faire mieux aimer, la souveraine liberté, de même qu’elle me citait avec plaisir ce mot de Fauchet :« Jésus-Christ mon seul maître. » – On a dit qu’elle m’avait beaucoup prêché ; ce n’était pas sa manière. – Elle m’a souvent exprimé, dans le cours de son délire, la pensée qu’elle irait au ciel ; et oserai-je ajouter que cette idée ne suffisait pas pour prendre son parti de me quitter ? Elle m’a dit plusieurs fois : « Cette vie est courte, troublée… réunissons-nous en Dieu, passons ensemble l’éternité. » Elle m’a souhaité et à nous tous la paix du Seigneur.

« Quelquefois on l’entendait prier dans son lit. Il y eut, une des dernières nuits, quelque chose de céleste à la manière dont elle récita deux fois de suite, d’une voix forte, un cantique de Tobie applicable à sa situation, le même qu’elle avait récité à ses filles en apercevant les clochers d’Olmütz[1]. Voilà comment cet ange si tendre a parlé

  1. Voici le texte du cantique récité par madame de La Fayette à l’aspect d’Olmütz, quand elle vint partager la captivité du général au mois d’octobre 1795 : « Seigneur, vous êtes grand dans l’éternité, votre règne s’étend dans tous les siècles, vous châtiez et vous sauvez, vous conduisez : les hommes jusqu’au tombeau, et vous les en ramenez, et nul ne se peut soustraire à votre puissante main. Rendez grâces au Seigneur, enfants d’Israël, et louez-le devant les nations, parce qu’il vous a ainsi dispersés parmi les peuples qui ne le connaissent point, afin que vous publiiez ses miracles, et que vous leur appreniez qu’il n’y en a point d’autre que lui qui soit le Dieu tout--