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complète- guéri et tempéré, rompu, sinon dans ses convictions, du moins dans ses vues du dehors ? L’expérience a-t-elle agi ? A lire ce qu’il a écrit de 97 à 1814, on le dirait.

Mais ce qu’on écrit, ce qu’on dit de plus judicieux, de plus fin, dans les intervalles de l’action, ne prouve pas toujours ; on ne saurait conclure de toutes les qualités de l’écrivain historien, de l’homme sorti de la scène et qui la juge, à celles de ce même homme en action et en scène. Il y a là une différence essentielle ; et c’est ce qui nous doit rendre fort humbles, fort circonspects, nous autres simples écrivains, quand nous jugeons ainsi à notre aise des personnages d’action. On découvre, on analyse le vrai à l’endroit même où l’on agira à côté, si l’on a occasion d’agir. C’est le caractère encore plus que l’intelligence qui décide alors, et qui reprend le dessus ; au fait et à l’œuvre, on retombe dans de certains plis. Combien de fois n’ai-je pas entendu tel personnage célèbre nous faire, comme le plus piquant moraliste (complètement à son insu ou pas tout à fait peut-être), l’histoire de son défaut, de ce qui dans l’action l’avait fait échouer toujours ! C’est, après tout, le vieux mot du poëte :Video meliora proboque, deteriora sequor. Salluste, l’incomparable historien, avait eu, à ce qu’il paraît, une assez méchante conduite politique ; de nos jours, Lemontey, un de nos plus excellents historiens philosophes[1], en a eu une pitoyable. La Rochefoucauld, qui analysait si bien toutes les causes et les intentions, avait toujours eu dans l’action un je ne sais quoi, comme dit Retz, qui lui avait fait échec. L’action est d’un ordre à part.

Ces réserves que je pose, je ne me permets de les appliquer à La Fayette lui-même qu’avec réserve. Je crois avec madame de Tessé que sa faculté d’espérer persista toujours un peu disproportionnée aux circonstances, et que, par instants contenue, elle reprenait les devants au moindre jour qui s’ouvrait. C’est cet homme qui jugeait si nettement l’état de la

  1. Voir son Histoire de la Régence.