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tions de conduite en sens divers de Mounier et des anglicans, de madame Roland et des girondins ; en général, toutes les contradictions et les inconséquences des divers personnages qui n’ont pas suivi sa ligne exacte sont parfaitement démêlées par lui, et rapprochées avec une modération de ton qui n’exclut pas le piquant. La Fayette s’y complaît évidemment ; il y revient en chaque occasion ; il nous rappelle que, parmi

    mait, et c’en était fait pour la vie. Dans les comités, qu’il méprisait assez, il ne se communiquait pas, se levait après le premier quart d’heure, se promenait de long en large, et si on le pressait de questions : « Qu’en pensez-vous, citoyen Sieyès ? » il répondait en gasconnant : « Mais oui, ce n’est pas mal. » A propos de la Constitution de l’an III, on ne put tirer de lui autre chose ; et quand l’un des membres du comité, qui avait sa confiance, alla le consulter confidentiellement, pièce en main, pour obtenir un avis plus intime, Sieyès dit : « Hein ! hein ! il y a de l’instinct. » Dans les dîners, quand il le voulait et qu’il n’y avait pas de mauvais visage qui le renfonçât, il était le plus charmant convive, et soigneux même de plaire à tous. Toute la dernière moitié de sa vie se passa dans son fauteuil, dans la paresse, dans la richesse, dans la méditation ironique, dans le mépris des hommes, dans l’égoïsme, dans le népotisme. Il était fait pour être cardinal sous Léon X. Exilé, il vécut à la lettre, comme le rat de la fable, dans son fromage de Hollande. Quand ce fou d’abbé Poulle tenta de l’assassiner chez lui, rue Neuve-Saint-Roch, et lui tira un coup de pistolet qui lui perça la main, plusieurs collègues de la Convention l’allaient voir et lui tenir compagnie dans les soirées ; on parlait des affaires publiques, des projets renaissants, des espérances meilleures : « Eh ! oui, disait Sieyès, faites ; oui, pour qu’on vous tire aussi un coup de pistolet comme céla. » L’ambassade de Berlin acheva son reste de républicanisme. Avant le 18 brumaire, il comprit tout ce que Bonaparte était et allait faire. Directeur, il retint un jour seul, après un grand dîner, un membre des Cinq-Cents, républicain des plus probes : « Voyez, lui dit-il, vous et vos amis, si vous voulez vous entendre avec lui, car s’il ne le fait avec vous, il le fera avec d’autres ; il le fera avec les jacobins, il le fera avec le diable. Mais il vaut mieux que ce soit avec vous qu’il marche, et lui-même l’aimerait mieux ; et puis, vous pourrez un peu le retenir… » Quand Bonaparte lui fit ce fameux cadeau de terre qui l’engloutit, le message arriva à l’assemblée aux mains de Daunou, alors président. Celui-ci, tout effrayé pour Sieyès, en dit un mot à l’oreille aux quelques amis républicains, et il fut convenu de ne pas donner lecture de la pièce sans le consulter. Après la séance, on alla chez lui ; on lui