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des jésuites, aimait les spectacles et les défrayait magnifiquement ; en se convertissant plus tard du côté des jansénistes, et en rétractant ses premiers goûts au point d’écrire contre la comédie, il sembla transmettre du moins à son illustre aîné le soin de protéger jusqu’au bout Molière. Chapelle devint aussi l’ami d’études de Poquelin et lui procura la connaissance et les leçons de Gassendi, son précepteur. Ces leçons privées de Gassendi étaient en outre entendues de Bernier, le futur voyageur, et de Hesnault connu par son invocation à Vénus ; elles durent influer sur la façon de voir de Molière, moins par les détails de l’enseignement que par l’esprit qui en émanait, et auquel participèrent tous les jeunes auditeurs. Il est à remarquer en effet combien furent libres d’humeur et indépendants tous ceux qui sortirent de cette école : et Chapelle le franc parleur, l’épicurien pratique et relâché ; et ce poëte Hesnault qui attaquait Colbert puissant, et traduisait à plaisir ce qu’il y a de plus hardi dans les chœurs des tragédies de Sénèque ; et Bernier qui courait le monde et revenait sachant combien sous les costumes divers l’homme est partout le même, répondant à Louis XIV, qui l’interrogeait sur le pays où la vie lui semblerait meilleure, que c’était la Suisse, et déduisant sur tout point ses conclusions philosophiques, en petit comité, entre mademoiselle de Lenclos et madame de La Sablière. Il est à remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits étaient de pure bourgeoisie et du peuple : Chapelle, fils d’un riche magistrat, mais fils bâtard ; Bernier, enfant pauvre, associé par charité à l’éducation de Chapelle ; Hesnault, fils d’un boulanger de Paris ; Poquelin, fils d’un tapissier ; et Gassendi leur maître, non pas un gentilhomme, comme on l’a dit de Descartes, mais fils de simples villageois. Molière prit dans ces conférences de Gassendi l’idée de traduire Lucrèce ; il le fit partie en vers et partie en prose, selon la nature des endroits ; mais le manuscrit s’en est perdu. Un autre compagnon qui s’immisça à ces leçons philosophiques fut Cyrano de Bergerac, devenu suspect à son tour d’impiété par quelques vers