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vent dans la Décade philosophique (10 brumaire an III)[1], et ont pour sujet la naissance de sa fille Virginie. Ils sont inférieurs de beaucoup aux vers de Fénelon, et très à l’unisson d’ailleurs de ce qu’ont tenté en ce genre tant de prosateurs illustres, depuis le Consul romain[2]. Cette impuissance de la mesure serrée et du chant, en ces organisations si accomplies, marque bien la spécialité du don, et venge les poëtes, même les poëtes moindres, ceux dont il est dit : « Érinne a fait peu de vers, mais ils sont avoués par la Muse. »

Bernardin de Saint-Pierre vécut assez pour assister à toute la grande moitié du développement littéraire et poétique de M. de Chateaubriand. Il avait été dès l’abord salué et célébré par lui. Sut-il l’apprécier en retour et reconnaître en cet écrivain grandissant le plus direct, le plus autorisé en génie, et le plus dévorant en gloire, de ses héritiers ? Ce qu’il y a de certain, c’est que les critiques passionnés ne s’y trompaient pas. Marie-Joseph Chénier s’armait volontiers de la Chaumière indienne, de Paul et Virginie, contre Atala et René ; il opposait cette simplicité élégante (qui dans son temps avait bien été une innovation aussi) à la manière de ceux qui dénaturent la prose, disait-il, en la voulant élever à la poésie. Quels qu’aient été sur ce point les jugements et les présages de Bernardin de Saint-Pierre, il a pu vieillir tranquille en même temps que fier dans sa gloire ; car il y avait dans l’illustre sur- 

  1. Et aussi dans l’Almanach des Muses de 1796.
  2. Je ne prétends point pourtant, dans cette allusion au Consul romain, adopter en tout les plaisanteries de Juvénal et des écrivains du second siècle sur les vers de Cicéron. Je sais que Voltaire (préface de Rome sauvée) a pu plaider avec avantage la cause de cet autre talent universel, et citer de fort beaux vers sur le combat de l’aigle et du serpent, qu’il a lui-même à merveille traduits. Toutefois, l’infériorité incomparable du talent poétique de Cicéron en face de sa gloire d’orateur et d’écrivain philosophique demeure une preuve à l’appui du fait général. Et Jean-Jacques lui-même, ce roi des prosateurs, qui a donné quelques jolis vers dans le Devin, n’est-il pas convenu nettement qu’il n’entendait rien à cette mécanique-là ?