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montagne élevée, de la vie avec une petite tour, de la bienveillance avec une fleur, etc., etc. ; mais la plus illustre de ces images, et qui qualifie le plus magnifiquement cette partie du talent de Bernardin, est, dans la Chaumière, la belle réponse du Paria : « Le malheur ressemble à la Montagne-Noire de Bember, aux extrémités du royaume brûlant de Lahore : tant que vous la montez, vous ne voyez devant vous que de stériles rochers ; mais quand vous Êtes au sommet, vous apercevez le ciel sur votre tête, et à vos pieds le royaume de Cachemire. » Cela est aussi merveilleusement trouvé dans l’ordre des sentences morales, que Paul et Virginie dans l’ordre des compositions pastorales et touchantes.

Quand Bernardin de Saint-Pierre publiait la Chaumière indienne, en 91, il était au haut de la montagne de la vie et de la gloire ; il avait aussi, en quelque sorte, son royaume de Cachemire à ses pieds. Sa réputation étant au comble, sa vie domestique semblait d’ailleurs s’asseoir et s’embellir par un mariage plein de promesses. Louis XVI, qui était bien le roi d’un écrivain comme Bernardin, le nommait intendant du Jardin-des-Plantes. L’auteur d’Anacharsis et Bernardin eussent tout à fait convenu, ce semble, à orner ce qu’on appela un moment le trône restauré et paternel. Ce moment, s’il avait pu se prolonger, était particulièrement propice au déisme philosophique, aux vues et aux vœux politiques du solitaire : Louis XVI pour roi, Bailly pour maire, Bernardin de Saint-Pierre pour moraliste du fond de son Jardin-des-Plantes ; et Rabaut-Saint-Étienne pour historien, qui proclamait, comme on sait, la Révolution close et cette constitution de 91 éternelle.

Mais le 10 août renversait d’un coup l’édifice illusoire, et, même avant la Terreur, l’intendance du Jardin-des-Plantes devenait peu tenable, les savants n’ayant pas accueilli le grand écrivain comme aussi compétent qu’il aurait voulu[1]. Nous

  1. On lit dans les notes du Mémorial de Gouverneur Morris (édi-