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n’a jamais eu cette rencontre d’une œuvre si d’accord avec le talent de l’auteur que la volonté de celui-ci y disparaît, et que le génie facile et partout présent s’y fait seulement sentir, comme Dieu dans la nature, par de continuelles et attachantes images. Lemontey, en sa dissertation sur le naufrage du Saint-Géran, excellent littérateur, à l’affectation près, a fort bien jugé au fond, bien que d’un ton de sécheresse ingénieuse, ce chef-d’œuvre tout savoureux : « M. de Saint-Pierre, dit-il, eut la bonne fortune qu’un auteur doit le plus envier : il rencontra un sujet constitué de telle sorte qu’il n’y pouvait ni porter ses défauts, ni abuser de ses talents. Les parties faibles de cet écrivain, comme la politique, les sciences exactes et la dialectique, en sont naturellement exclues ; tandis que la morale, la sensibilité et la magnificence des descriptions s’y continuent et s’y fortifient l’une par l’autre dans les dimensions d’un cadre étroit d’où l’instruction sort sans rêveries, le pathétique sans puérilité, et le coloris sans confusion. Le succès devait couronner un livre qui est le résultat d’une harmonie si parfaite entre l’auteur et l’ouvrage… » M. Villemain, en rapprochant Paul et Virginie de Daphnis et Chloé (préface des romans grecs), M. de Chateaubriand (Génie du Christianisme), en comparant la pastorale moderne avec la Galatée de Théocrite, ont insisté sur la supériorité due aux sentiments de pudeur et de morale chrétienne. Ce qui me frappe et me confond au point de vue de l’art dans Paul et Virginie, c’est comme tout est court, simple, sans un mot de trop, tournant vite au tableau enchanteur ; c’est cette succession d’aimables et douces pensées, vêtues chacune d’une seule image comme d’un morceau de lin sans suture, hasard heureux qui sied à la beauté. Chaque alinéa est bien coupé, en de justes moments, comme une respiration légèrement inégale qui finit par un son touchant ou dans une tiède haleine. Chaque petit ensemble aboutit, non pas à un trait aiguisé, mais à quelque image, soit naturelle et végétale, soit prise aux souvenirs grecs (la co-