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vançait avec des alternatives de bon accueil et de bourrasque, dans la familiarité du grand homme méfiant et sauvage, Bernardin ne se doutait pas qu’il allait être pris très-prochainement lui-même d’une maladie misanthropique toute semblable, engendrée par les mêmes causes. Il nous a confessé ce misérable état dans le préambule de l’Arcadie ; c’est la crise de quarante ans, que bien des organisations sensibles subissent : « … Je fus frappé d’un mal étrange ; des feux semblables à ceux des éclairs sillonnaient ma vue ; tous les objets se présentaient à moi doubles et mouvants : comme Œdipe, je voyais deux soleils… Dans le plus beau jour d’été, je ne pouvais traverser la Seine en bateau sans éprouver des anxiétés intolérables… Si je passais seulement dans un jardin public, près d’un bassin plein d’eau, j’éprouvais des mouvements de spasme et d’horreur… Je ne pouvais traverser une allée de jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées. Dès qu’elles jetaient les yeux sur moi, je les croyais occupées à en médire… » Il n’y a de comparable à ces aveux que certains passages de Jean-Jacques dans ses Dialogues. On voit combien Bernardin mérite d’être associé à ce dernier, à Pascal, au Tasse, à toute cette famille d’illustres malheureux. C’est pendant cette crise et dans son effort pour en sortir qu’il se mit à rassembler avec feu et à mettre en œuvre les matériaux de l’ouvrage qui lui gagnera la gloire. Tout le temps de son séjour dans la rue de la Madeleine-Saint-Honoré, à l’hôtel Bourbon, et plus tard dans la rue Neuve-Saint-Étienne, maison de M. Clarisse, qui répond à ces années d’hypocondrie, de misère, de solitude et d’enfantement, est naïvement retracé dans les lettres à M. Hennin. On peut y relever les traces d’un esprit méfiant, inquiet, d’un homme vieillissant, solliciteur avec instance, ne sachant pas assez contenir la plainte ni ensevelir les petites misères, parlant trop des ports de lettres, comme bientôt dans ses préfaces il parlera des contrefaçons. J’aime mieux y voir ce qui est fait pour attendrir, la pauvreté et la détresse ôtant