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1er Août 1837.

(Peu après la première publication de ce morceau dans la Revue des Deux Mondes, nous reçûmes de la part d’une personne honorable, qui avait beaucoup connu madame Delille, quelques observations que nous nous faisons un devoir de consigner ici : « Je viens, monsieur, écrivait-on, de lire votre article sur Delille ; je n’appellerai pas de votre arrêt, quoique bien rigoureux : mais sur la foi de qui imprimez-vous que pour dix louis il récitait des vers au Lycée ? Ah ! monsieur !… Je n’aurais rien dit de quelques injurieuses allégations contre sa veuve. C’est chose convenue d’en faire une seconde Thérèse Le Vasseur… Je l’ai bien connue, et jusqu’à sa mort, moi qui vous parle ici, monsieur, et dans ma vie entière déjà longue, je n’ai jamais rencontré son égale, cœur et âme ; ses dernières années se sont éteintes dans les plus amères épreuves, sans qu’un seul jour elle ait démenti le noble nom confié à son honneur ; mais, je l’avoue, elle avait les inconvénients de ses qualités, une franchise indomptable surtout, qui lui a valu la plupart de ses ennemis : l’ingratitude a fait les autres. – Je n’ai nul intérêt, monsieur, dans cette protestation posthume ; mais vous me paraissez digne de la vérité, et je viens de la dire. – Au reste, si vous teniez aux détails réels de la vie intime de Delille, je vous offre le manuscrit laissé par sa veuve… » Ce manuscrit nous a été communiqué, en effet, par la confiance de la personne qui l’a entre les mains, et nous en avons tenu compte dans cette réimpression. Il renferme plus d’une particularité naïve et piquante qui s’en pourrait extraire, notamment d’abondants détails sur l’enfance de Delille, sur sa mère qui se nommait madame Marie-Hiéronyme Bérard de Chazelle. On y lit le très-amusant récit d’un voyage que fit l’abbé Delille, en 1786, à Metz, à Pont-à-Mousson, à Strasbourg, reçu dans chaque ville par les gouverneurs, par les colonels à la tête de leurs régiments, par les maréchaux de Stainville et de Contades au sein de leurs états-majors, et commandant lui-même les petites guerres. Dans une bonne édition complète de Delille, on aurait à profiter de ce manuscrit, qui nous apprend aussi quelque chose sur sa veuve. Sans y rien trouver qui réfute directement les traits semés dans cet article, nous avons pu y voir des marques d’une nature franche, dévouée, sincère, et il nous a paru très-concevable en effet que ceux qui ont connu madame Delille l’aient jugée autrement que le monde, les indifférents, ou les simples amis littéraires du poète. Quant à l’anecdote des dix louis qui aurait paru presque odieuse, nous la réduirons à sa valeur en dégageant notre pensée. Nous avons voulu dire simplement que, quand Delille donnait une séance au Lycée, celle séance était rétribuée, comme pareille chose se pratique tous les jours pour d’autres artistes estimables, chan-