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ceaux où ils admiraient un grand mérite de difficulté vaincue, l’épisode d’Entelle et de Darès, et en général la description des jeux. Bientôt la Décade cessant, le parti philosophique perdit son organe habituel en littérature et son droit public de contradiction : le champ libre resta aux éloges. Même dans ces éloges des amis triomphants de Delille, nous retrouverions toutes les critiques suffisantes sur l’absence de composition et les hasards de marqueterie de ses divers ouvrages. M. de Feletz a écrit le lendemain de sa mort :  « J’oserai dire qu’il a été plus heureusement doué encore comme homme d’esprit que comme grand poète. » En y mettant moins de prenez-y-garde, nous ne dirions guère autrement. Mais il convient d’insister sur une seule objection fondamentale qui embrasse tous les ouvrages et l’ensemble du talent de Delille : nous lui reprocherons de n’avoir eu ni l’art ni le style poétique.

Racine et Boileau l’avaient à un haut degré, bien que cette qualité, chez eux, ne soit pas aisément distincte de la pensée même et se dissimule sous l’élégance d’une expression d’ordinaire assez voisine de l’excellente prose. C’est là ce qui a égaré leurs successeurs, qui, en croyant être de leur école en poésie, n’ont pas vu qu’ils ne leur dérobaient pas le vrai secret, et qu’ils n’étaient ou que correctement prosaïques ou que fadement élégants. Tout ce que Boileau se donnait de peine et d’artifice pour élever son vers, qui souvent ne renfermait qu’une simple idée de bon sens, et pour le tenir au-dessus de la prose, mais dans un degré qui ne choquât pas, est inouï. Un mot bien sonnant, pris en une acception un peu neuve, une inversion bien entendue, une quantité de petits secrets

    ouvrage ?… Aurait-il ensuite replacé dans sa traduction cette imitation libre, sans songer à en retirer ce qu’il y avait mis d’étranger ? Il faut bien qu’un si inconcevable quiproquo ait une cause. Quelle tête anti-virgilienne que celle qui médite pendant plus de trente ans une traduction de l’Enéide, et qui y laisse subsister dès la seconde centaine de vers une telle marque d’oubli ! »