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tude, jusqu’aux dernières profondeurs de la même passion dans Phèdre. Cependant son noviciat ne s’acheva pas : il s’ennuya d’attendre un bénéfice qu’on lui promettait toujours ; et, laissant là les chanoines et la province, il revint à Paris, où son ode de la Renommée aux Muses lui valut une nouvelle gratification, son entrée à la cour, et d’être connu de Despréaux et de Molière. La Thébaïde suivit de près. Jusque-là, Racine n’avait trouvé sur sa route que des protecteurs et des amis ; son premier succès dramatique éveilla l’envie, et, dès ce moment, sa carrière fut semée d’embarras et de dégoûts, dont sa sensibilité irritable faillit plus d’une fois s’aigrir ou se décourager. La tragédie d’Alexandre le brouilla avec Molière et avec Corneille ; avec Molière, parce qu’il lui retira l’ouvrage pour le donner à l’Hôtel de Bourgogne ; avec Corneille, parce que l’illustre vieillard déclara au jeune homme, après avoir entendu sa pièce, qu’elle annonçait un grand talent pour la poésie en général, mais non pour le théâtre. Aux représentations les partisans de Corneille tâchèrent d’entraver le succès. Les uns disaient que Taxile n’était point assez honnête homme ; les autres, qu’il ne méritait point sa perte ; les uns, qu’Alexandre n’était point assez amoureux ; les autres, qu’il ne venait sur la scène que pour parler d’amour. Lorsque parut Andromaque, on reprocha à Pyrrhus un reste de férocité ; on l’aurait voulu plus poli, plus galant, plus achevé. C’était une conséquence du système de Corneille, qui faisait ses héros tout d’une pièce, bons ou mauvais de pied en cap ; à quoi Racine répondait fort judicieusement : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciteroit plus l’indignation que la pitié du spectateur, ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une