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mais seulement dans la mer. Cette pièce valut à Racine la protection de Chapelain et une gratification de Colbert. Son cousin Vitart, intendant du château de Chevreuse, l’y envoya une fois pour surveiller en sa place les ouvriers maçons, vitriers, menuisiers. Le poëte est déjà tellement habitué au tracas de Paris, qu’il se considère à Chevreuse comme en exil ; il y date ses lettres de Babylone ; il raconte qu’il va au cabaret deux ou trois fois le jour, payant à chacun son pourboire, et qu’une dame l’a pris pour un sergent ; puis il ajoute : « Je lis des vers, je tâche d’en faire ; je lis les aventures de l’Arioste, et je ne suis pas moi-même sans aventures. » Tous ses amis de Port-Royal, sa tante, ses maîtres, le voyant ainsi en pleine voie de perdition, s’entendirent pour l’en tirer. On lui représenta vivement la nécessité d’un état, et on le décida à partir pour Uzès en Languedoc, chez un de ses oncles maternels, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, avec espérance d’un bénéfice. Le voilà donc pendant tout l’hiver de 1661, le printemps et l’été de 1662, à Uzès ; tout en noir de la tête aux pieds ; lisant saint Thomas pour complaire au bon chanoine, et l’Arioste ou Euripide pour se consoler ; fort caressé de tous les maîtres d’école et de tous les curés des environs, à cause de son oncle, et consulté par tous les poëtes et les amoureux de province sur leurs vers, à cause de sa petite renommée parisienne et de son ode célèbre sur la Paix ; d’ailleurs sortant peu, s’ennuyant beaucoup dans une ville dont tous les habitants lui semblaient durs et intéressés comme des baillis ; se comparant à Ovide au bord du Pont-Euxin, et ne craignant rien tant que d’altérer et de corrompre dans le patois du Midi cet excellent et vrai français, cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferté-Milon, Château-Thierry et Reims. La nature elle-même ne le séduit que médiocrement : « Si le pays de soi avoit un peu de délicatesse, et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendroit pour un vrai pays de Cythère ; » mais ces rochers l’importunent ; la chaleur l’étouffe, et les