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veiller ses intérêts, il gagnait à peine de quoi soutenir sa nombreuse famille. Sa nomination à l’Académie française n’est que de 1647. Il avait promis, avant d’être nommé, de s’arranger de manière à passer à Paris la plus grande partie de l’année ; mais il ne paraît pas qu’il l’ait fait. Il ne vint s’établir dans la capitale qu’en 1662, et jusque-là il ne retira guère les avantages que procure aux académiciens l’assiduité aux séances. Les mœurs littéraires du temps ne ressemblaient pas aux nôtres : les auteurs ne se faisaient aucun scrupule d’implorer et de recevoir les libéralités des princes et seigneurs. Corneille, en tête d’Horace, dit qu’il a l’honneur d’être à Son Éminence ; c’est ainsi que M. de Ballesdens de l’Académie avait l’honneur d’être à M. le Chancelier ; c’est ainsi qu’Attale dit à la reine Laodice, en parlant de Nicomède qu’il ne connaît pas : Cet homme est-il à vous ? Les gentilshommes alors se vantaient d’être les domestiques d’un prince ou d’un seigneur. Tout ceci nous mène à expliquer et à excuser dans notre illustre poëte ces singulières dédicaces à Richelieu, à Montauron, à Mazarin, à Fouquet, qui ont si mal à propos scandalisé Voltaire, et que M. Taschereau a réduites fort judicieusement à leur véritable valeur. Vers la même époque, en Angleterre, les auteurs n’étaient pas en condition meilleure et on trouve là-dessus de curieux détails dans les Vies des poëtes par Johnson et les Mémoires de Samuel Pepys. Dans la correspondance de Malherbe avec Peiresc, il n’est presque pas une seule lettre où le célèbre lyrique ne se plaigne de recevoir du roi Henri plus de compliments que d’écus. Ces mœurs subsistaient encore du temps de Corneille ; et quand même elles auraient commencé à passer d’usage, sa pauvreté et ses charges de famille l’eussent empêché de s’en affranchir. Sans doute il en souffrait par moments, et il déplore lui-même quelque part ce je ne sais quoi d’abaissement secret, auquel un noble cœur a peine à descendre ; mais, chez lui, la nécessité était plus forte que les délicatesses. Disons-le encore : Corneille, hors de son sublime et de son pathétique, avait peu d’adresse et de