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-Évremond. Ce n’est pas seulement à la physionomie de son style qu’on s’en aperçoit : le choix peu scrupuleux de ses sujets, et, encore plus, le déréglement absolu de sa vie, se ressentaient des habitudes de la bonne Régence ; le favori de Fouquet avait longtemps vécu au milieu des scandales de Saint-Mandé ; il les avait célébrés, partagés, et était resté fidèle aux mœurs autant qu’à la mémoire d’Oronte. Louis XIV du moins, même avant sa réforme, voulait qu’on mît dans le désordre plus de mesure et de décorum. Ces circonstances réunies nous semblent propres à expliquer la défaveur de La Fontaine à la cour, et l’injustice dont on accuse l’auteur de l’Art poétique de s’être rendu coupable envers lui.

À ne les considérer que sous le côté littéraire, il est permis de soupçonner que Boileau et La Fontaine n’avaient peut-être pas tout ce qu’il fallait pour s’apprécier complétement l’un l’autre ; ils représentaient, en quelque sorte, deux systèmes différents, sinon opposés, de langue et de poésie. Un long parallèle entre eux serait superflu. On connaît assez les principes et les préceptes de notre législateur littéraire. Son ami, trop humble pour se croire son rival, en continuant de cheminer dans les voies tracées, se contentait d’être le dernier et le plus parfait de nos vieux poëtes. C’était, il est vrai, un vieux poëte unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant à nul autre, ni à maître Vincent, ni à maître Clément, ni à maître François ; un vieux poëte, adorateur de Platon, fou de Machiavel, entêté de Boccace, qui chérissait Homère et l’Arioste, oubliait de dîner pour Tite-Live, goûtait Térence en profitant de Tabarin, qu’une ode de Malherbe transportait presque à l’égal de Peau d’Ane, et dont l’admiration vive et mobile, comme celle d’un enfant, embrassait toutes les beautés, s’ouvrait à toutes les impressions, en recevait indifféremment du nord ou du midi, et trouvait place même pour le prophète Baruch, quand Baruch il y avait[1]. De tant de richesses amassées au jour le jour, sans efforts et sans dessein, déposées et fondues ensemble dans le naturel le plus heureux du monde, s’était formé avec l’âge cet inimitable style, à la fois trop complexe et trop simple pour être défini, et qu’on caractérise en l’appelant celui de La Fontaine. Que Boileau n’ait

  1. La Fontaine ayant appris que le savant Huet désirait voir la traduction italienne des Institutions de Quintilien par Toscanella, qu’il possédait, s’empressa de la lui offrir en y joignant cette Épitre naïve en l’honneur des anciens et de Quintilien : ce qui prouvait, dit Huet, la candeur du poëte, lequel, en se décla-