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d’après un précepte de rhétorique assez faux à mon gré, que chez lui la composition était d’autant moins facile que les résultats le paraissent davantage, on n’en viendra pas pour cela à comprendre par quel enchaînement d’études secrètes, et, pour ainsi dire, par quelle série d’épreuves et d’initiations, le pauvre La Fontaine prit ses grades au Parnasse et mérita, le jour précis qu’il eut quarante et un ans, de recevoir des neuf vierges le chapeau de laurier, attribut de maître en poésie, à peu près comme on reçoit un bonnet de docteur. En vérité, autant vaudrait dire qu’amoureux de dormir, comme il était, il dormit d’un long somme jusqu’à cet âge, et se trouva poëte au réveil. Mais le mot de l’énigme est plus simple. Livré, après une première éducation très-incomplète, à toutes les dissipations de la jeunesse et des sens, La Fontaine entendit un jour, de la bouche d’un officier qui passait par Château-Thierry, l’ode de Malherbe : Que direz-vous, races futures, etc. Il avait alors vingt-deux ans, dit-on, et son génie prit feu aussitôt comme celui de Malebranche à la lecture du livre de l’Homme. Dès lors le jeune Champenois fit des vers, d’abord lyriques et dans le genre de Malherbe, mais il s’en dégoûta vite ; puis galants et dans le goût de Voiture, et il y réussit mieux. Malheureusement, rien ne nous a été transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son parent Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit sérieusement à l’étude de l’antiquité : il lut et relut avec délices Térence, Horace, Virgile, dans les textes ; Homère, Anacréon, Platon et Plutarque, dans les traductions. Quant aux auteurs français, il avait ceux du temps, passablement nombreux, et la littérature du dernier siècle, qui était encore fort en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine, maître des eaux et forêts à Château-Thierry, devait passer pour un très-agréable poëte de province, quand un oncle de sa femme, le conseiller Jannart, s’avisa de le présenter au surintendant Fouquet, vers 1654. Ainsi introduit à la cour et dans le grand monde littéraire, il y paya sa bienvenue en sonnets, ballades, rondeaux, madrigaux, sixains, dizains, poëmes allégoriques, et put bientôt paraître le successeur immédiat de Voiture et de Sarasin, le rival de Saint-Évremond et de Benserade ; c’était le même ton, la même couleur d’adulation et de galanterie, quoique d’ordinaire avec plus de simplicité et de sentiment. À cette époque, La Fontaine fréquentait avec assiduité la maison de Guillaume Colletet, père du rimeur crotté et famélique, depuis fustigé par Boileau. Ce Guillaume Colletet, sin-