Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas surtout lorsqu’il s’agit de La Fontaine et de ses ouvrages ?  Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier abord, n’a presque rien de commun avec eux que d’avoir aussi du génie ; et ce serait plutôt à Molière qu’il ressemblerait, si l’on voulait qu’il ressemblât à quelqu’un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu’à lire une de ses fables ou l’un de ses contes après l’Épître au Roi ou l’Iphigénie, on sent qu’il a son idiome propre, ses modèles à part et ses prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que La Fontaine se pénétra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit avec originalité ; mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine il n’y a pas moins de cent ans d’intervalle ; et, quelque vive sympathie de talent et de goût qu’on suppose entre eux et lui, une si parfaite et si naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin d’explication, bien loin d’en pouvoir servir. Sans doute il a dû trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et respectables maîtres, qui l’aura introduit dans leur familiarité : car l’idée ne lui serait jamais venue de restituer immédiatement leur faire et leur dire, ainsi que l’a tenté de nos jours le savant et ingénieux Courier. Ce n’était pas à beaucoup près un travailleur opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur de manuscrits, comme on l’a récemment avancé[1], et il employait ses nuits à tout autre chose qu’à feuilleter de poudreux auteurs, ou à pâlir sur Platon et Plutarque, que d’ailleurs il aimait fort à lire durant le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes fables, M. Robert a grand soin d’avertir qu’il ne prétend nullement indiquer les sources où notre immortel fabuliste a puisé : « Je suis bien persuadé, dit-il, que la plupart lui ont été totalement inconnues. » Un tel aveu dans la bouche d’un commentateur est la preuve d’un excellent esprit. Avant de parler du travail important de M. Robert, nous essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle de M. Walckenaer, d’exposer avec précision quelles furent, selon nous, l’éducation et les études de La Fontaine, quelles sortes de traditions littéraires lui vinrent de ses devanciers, et passèrent encore à plusieurs poëtes de l’âge suivant.

Et, d’abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La Fontaine et à son époque, les anciens poëmes français antérieurs

  1. C’est surtout Victorin Fabre qui soutenait cette thèse : il avait intérêt à voir en toutes choses le laborieux.