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tié qu’il inspirait pour s’en étonner. Il exprimait pourtant, parfois, et de son plus fin sourire, du ton d’un Sterne attendri, combien tout cela lui paraissait presque disproportionné avec une vie qui lui semblait, à lui, avoir toujours été si incomplète et si précaire. Ainsi l’auraient pensé d’eux-mêmes Le Sage ou l’abbé Prévost mourants[1].

Nodier allait être déjà un mort illustre. C’est un honneur de ce pays-ci et de cette France, on l’a remarqué, que l’esprit, à lui seul, y tienne tant de place, que, dès qu’il y a eu sur un talent ce rayon du ciel, la grâce et le charme, il soit finalement compris, apprécié, aimé, et qu’on sente si vite ce qu’on va perdre en le perdant. Comme le disait devant moi une femme de goût[2], ce serait un grand seigneur ou un simple écrivain, le duc de Nivernais ou Nodier, on ne ferait pas autrement : en France, à une certaine heure, il n’y a que l’esprit qui compte. Oui, l’esprit charmant, l’esprit aidé et servi du cœur. L’intérêt public, celui du monde proprement dit celui du peuple même ; on l’a vu aux funérailles de Nodier cet intérêt d’autant plus touchant ici qu’il est plus désintéressé, éclate de toutes parts ; le nom de celui qui n’a rien été, qui n’a rien pu, qui n’a exercé d’autre pouvoir que le don de plaire et de charmer, ce nom-là est en un moment dans toutes les bouches, et tous le pleurent.

1er Février 1844.

  1. Je glisse au bas de la page ce mot humble, ce mot touchant, que je préfère à d’autres mots plus glorieux, parce qu’il sent l’homme cette heure de vérité, ce mot toutefois qu’il faudrait être lui pour prononcer comme il convient, avec sensibilité et ironie, avec un sourire dans une larme ; il s’agissait de ces marques d’affection et d’honneur qui lui arrivaient en foule et ne cessèrent plus, dès qu’on le sut en danger : « Qui est-ce qui dirait, à voir tout cela, que je n’ai toujours été qu’un pauvre diable ?  » — Comme Cherubini dans le tableau d’Ingres il ne voyait pas la Muse immortelle qui debout était derrière.
  2. La comtesse de Castellane, celle qui fut l’amie de M. Molé.