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J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
Et mon ambition, pour faire un peu de bruit,
Ne les va point quêter de réduit en réduit.
Mon travail, sans appui, monte sur le théâtre ;
Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre.
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J’arrache quelquefois des applaudissements ;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d’illustres avis je n’éblouis personne.
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
Par leur seule beauté ma plume est estimée ;
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,
Et pense toutefois n’avoir point de rival
À qui je fasse tort en le traitant d’égal.

[1]L’éclatant succès du Cid et l’orgueil bien légitime qu’en ressentit et qu’en témoigna Corneille soulevèrent contre lui tous ses rivaux de la veille et tous les auteurs de tragédies, depuis Claveret jusqu’à Richelieu. Nous n’insisterons pas ici sur les détails de cette querelle, qui est un des endroits les mieux éclaircis de notre histoire littéraire. L’effet que produisit sur le poëte ce déchaînement de la critique fut tel qu’on peut le conclure d’après le caractère de son talent et de son esprit. Corneille, avons-nous dit, était un génie pur, instinctif, aveugle, de propre et libre mouvement, et presque dénué des qualités moyennes qui accompagnent et secondent si efficacement dans le poëte le don supérieur et divin. Il n’était ni adroit, ni habile aux détails, avait le jugement peu délicat, le goût peu sûr, le tact assez obtus, et se rendait mal compte de ses procédés d’artiste ; il se piquait pourtant d’y entendre finesse, et de ne pas tout dire. Entre son génie et

  1. Il sent bien qu’il va un peu loin et s’en excuse :

    Nous nous aimons un peu, c’est notre faible à tous.
    Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?

    Ceci devient malin ; on croirait que c’est du La Fontaine.