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qu’il en soit, Fouché avait pour bibliothécaire le Père Oudet, ancien ami du père de Nodier dans l’Oratoire. Cette circonstance ne laissa pas de tempérer les premières sévérités politiques contre l’imprudent jeune homme. Il fut renvoyé à son père à Besançon ; mais d’actives liaisons avec les émigrés rentrants et avec les ennemis du Gouvernement en général le compromirent de nouveau. Accusé d’avoir pris part à l’évasion de Bourmont, il s’évada lui-même de la ville, et n’y revint qu’après qu’un jugement rendu l’eut mis à l’abri. Il dut fuir encore, comme plus ou moins enveloppé dans la grande machination dénoncée par Méhée sous le nom d’alliance des jacobins et des royalistes : il était en danger de passer pour un trait-d’union des deux partis. Prévenu à temps, il gagna la campagne et resta errant jusque vers le commencement de 1806, soit dans le Jura français, soit en Suisse[1]. C’est dans cet intervalle qu’il produisit les Tristes, et même

    de tout ce que j’aimais ; veuf de toutes mes affections ; à vingt-cinq ans j’ai survécu à tout amour et à toute amitié.
    « Il me reste du moins le bonheur d’être coupable, et de pouvoir vous demander la prison, l’exil ou l’échafaud.
    « Un ouvrage intitulé la Napoléone et dirigé contre le Premier Consul a paru il y a deux ans. La police en a recherché l’auteur. C’est moi.
    « Sans attendre des hommes et de vous ni égards ni pitié, je vous apporte ma liberté. Demain l’usage en serait peut-être terrible. Quiconque a pu beaucoup aimer, peut haïr avec excès, et mon temps est venu.
    « Je m’appelle Charles Nodier.
    « Je loge hôtel Berlin, rue des Frondeurs. »
    L’adresse, digne de la lettre, est : « Au Premier Consul, et, en son lieu, à l’un des préfets du Palais. » La date est du 25 frimaire an XII (décembre 1803) ; ce qui fait remonter la date de la Napoléone à 1801.
    On conçoit que, sur le vu de cette lettre, il ait été donné un ordre du Grand-Juge « de faire rechercher l’auteur qui prend le nom de Nodier, de l’interroger sur ses motifs pour écrire et sur les projets qu’il pourrait avoir. »
    Je reviendrai peut-être un jour sur ce fol épisode, si j’en viens à traiter le Nodier réel et à le suivre de plus près.

  1. M. Mérimée, successeur de Nodier à l’Académie, et qui, ayant à prononcer son Éloge, s’en est acquitté un peu ironiquement, a dit en parlant de cette époque de sa vie où il était peut-être moins persé-