Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut une bonne fortune pour Corneille que cette rencontre ; et dès qu’il eut mis le pied sur cette noble poésie d’Espagne, il s’y sentit à l’aise comme en une patrie. Génie loyal, plein d’honneur et de moralité, marchant la tête haute, il devait se prendre d’une affection soudaine et profonde pour les héros chevaleresques de cette brave nation. Son impétueuse chaleur de cœur, sa sincérité d’enfant, son dévouement inviolable en amitié, sa mélancolique résignation en amour, sa religion du devoir, son caractère tout en dehors, naïvement grave et sentencieux, beau de fierté et de prud’homie, tout le disposait fortement au genre espagnol ; il l’embrassa avec ferveur, l’accommoda, sans trop s’en rendre compte, au goût de sa nation et de son siècle, et s’y créa une originalité unique au milieu de toutes les imitations banales qu’on en faisait autour de lui. Ici, plus de tâtonnements ni de marche lentement progressive, comme dans ses précédentes comédies. Aveugle et rapide en son instinct, il porte du premier coup la main au sublime, au glorieux, au pathétique, comme à des choses familières, et les produit en un langage superbe et simple que tout le monde comprend, et qui n’appartient qu’à lui[1]. Au sortir de la première représentation du Cid, notre théâtre est véritablement fondé ; la France possède tout entier le grand Corneille ; et le poëte triomphant, qui, à l’exemple de ses héros, parle hautement de lui-même comme il en pense, a droit de s’écrier, sans peur de démenti, aux applaudissements de ses admirateurs et au désespoir de ses envieux :

Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue ;

  1. J’insiste sur le style ; le fond du Cid est tout pris à l’espagnol. M. Fauriel, dans une leçon, comparant les deux Cids, remarquait, comme différence, l’abrégé fréquent, rapide, que Corneille avait fait des scènes plus développées de l’original : « Chez Corneille, ajoutait-il, on dirait que tous les personnages travaillent à l’heure, tant ils sont pressés de faire le plus de choses dans le moins de temps ! » Corneille sentait son public français.