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mieux apprêtées ; de toutes ces affections subtiles qui s’entrelacent les unes aux autres, il sort inévitablement quelque chose d’amer.

Un autre vœu moins chimérique, un désir moins vaste et bien légitime que forme l’âme en s’ouvrant à la poésie, c’est d’obtenir accès jusqu’à l’illustre poëte contemporain qu’elle préfère, dont les rayons l’ont d’abord touchée, et de gagner une secrète place dans son cœur. Ah ! sans doute, s’il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé les nôtres comme le bruit des eaux qui s’appellent, celui à qui nous pouvons dire, de vivant à vivant, et dans un aveu troublé, (con vergognosa fronte), ce que Dante adressait à l’ombre du doux Virgile :

Or se’ lu quel Virgilio, e quella fonte
Che spande di parlar si largo tiume ?

Vagliami ’l lungo studio e ’l grande amore
Che m’ lian fatto cercar lo tuo volume ;
Tu se’ lo mio maestro, e ’l mio autore…,

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas lui être indifférent de l’entendre. Schiller et Goëthe, de nos jours, présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génies, de ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai, tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui se glisse partout, les respecte jusqu’au terme ; quand la mort seule les délie, et, consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au sein de la plus antique, l’y ensevelit dans son plus cher tombeau ! A défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poëte à poëte une mâle familiarité, à laquelle il est beau d’être admis, et dont l’impression franche dédommage sans peine des petits attroupements concertés. On se visite après l’absence, on se retrouve en des lieux divers, on