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tendres et malades, comme celle du Tasse, mais touchant déjà de bien près aux abus des académies pédantes, à la corruption des Guarini et des Marini. Ce qui avait eu lieu en Italie se refléta par une imitation rapide dans toutes les autres littératures, en Espagne, en Angleterre, en France ; partout des groupes de poëtes se formèrent, des écoles artificielles naquirent, et on complota entre soi pour des innovations chargées d’emprunts. En France, Ronsard, Du Bellay, Baïf, furent les chefs de cette ligue poétique, qui, bien qu’elle ait échoué dans son objet principal, a eu tant d’influence sur l’établissement de notre littérature classique. Les traditions de ce culte mutuel, de cet engouement idolâtre, de ces largesses d’admiration puisées dans un fonds d’enthousiasme et de candeur, se perpétuèrent jusqu’à mademoiselle de Scudery, et s’éteignirent à l’hôtel de Rambouillet. Le bon sens qui succéda, et qui, grâce aux poëtes de génie du xviie siècle, devint un des traits marquants et populaires de notre littérature, fit justice d’une mode si fatale au goût, ou du moins ne la laissa subsister que dans les rangs subalternes des rimeurs inconnus. Au xviiie siècle, la philosophie, en imprimant son cachet à tout, mit bon ordre à ces récidives de tendresse auxquelles les poëtes sont sujets si on les abandonne à eux-mêmes ; elle confisqua d’ailleurs pour son propre compte toutes les activités, toutes les effervescences, et ne sut pas elle-même en séparer toutes les manies. En fait de ridicule, le pendant de l’hôtel de Rambouillet ou des poëtes à la suite de la Pléiade, ce serait au xviiie siècle La Mettrie, d’Argens et Naigeon, le petit ouragan Naigeon, comme Diderot l’appelle, dans une débauche d’athéisme entre eux.

Pour être juste toutefois, n’oublions pas que cette époque fut le règne de ce qu’on appelait poésie légère, et que, depuis le quatrain du marquis de Sainte-Aulaire jusqu’à la Confession de Zulmé, il naquit une multitude de fadaises prodigieusement spirituelles, qui, avec les in-folio de l’Encyclopédie, faisaient l’ordinaire des toilettes et des soupers. Mais on ne