Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/436

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifester toute notre idée et de consommer la comparaison. Si glorieuse qu’elle soit pour lui, disons seulement que l’un n’y éteint pas entièrement l’autre. Le Poète mourant de Millevoye, à distance du chantre merveilleux, garde son accent, garde son timide et plus terrestre parfum ; églantier de nos climats, venu avant l’oranger d’Italie[1].

Millevoye a jeté, sous le titre de Dizains et de Huitains, une certaine quantité d’épigrammes d’un tour heureux, d’une pensée fine ou tendre. Le huitain du Phénix et de la Colombe est pour le sentiment une petite élégie. Il a fait quelques épigrammes proprement dites, sans fiel ; de ce nombre une épitaphe qui pourrait bien avoir trait à Suard. C’aurait été, au reste, sa seule inimitié littéraire, et elle ne parait pas avoir été bien vive, pas plus vive que son objet.

Si Millevoye n’avait pas de passions littéraires, il en eut encore moins de politiques. Le bon M. Dumas, son biographe sous la Restauration, a essayé de faire de lui un pieux Français dévoué au trône légitime. Un autre biographe, après 1830 il est vrai, M. de Pongerville, a voulu nous le montrer comme un fidèle de l’Empire. Millevoye avait chanté l’un, et commençait à fêter l’autre. Il aimait la France, mais il n’avait, de bonne heure, ravi aucune des flammes de nos orages ; le Dieu pour lui, comme dans l’Églogue, était le Dieu qui faisait des loisirs : en tout, un poète élégiaque.

Millevoye s’était marié dans son pays vers 1813 ; époux et père, sa vie semblait devoir se poser. Un jour qu’il avait à dîner quelques amis à Épagnette, près d’Abbeville, une discussion s’engagea pour savoir si le clocher qu’on apercevait dans le lointain était celui du Pont-Rémi ou de Long, deux prochains villages. Obéissant à l’une de ces promptes saillies

  1. Nous retrouvons ce rapport de Millevoye a Lamartine délicatement exprimé dans une page du roman de Madame de Mably, par M. Saint-Valry (1. I, 315). Il a de plus, par certaines de ses ballades ou romances, par sa dernière surtout, celle du Beffroi, donné le ton et la note aux premières de madame Desbordes-Valmore.