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arbre où le plaisir habite avec la mort ; l’extrême langueur s’exhale dans cette voix parfaitement distincte, mais affaiblie[1] ; il n’a pas su dire à temps comme un élégiaque plus récent, qui s’écrie sous une inspiration semblable :

Ôtez, ôtez bien loin toute grâce émouvante,
Tous regards où le cœur se reprend et s’enchante ;
Ôtez l’objet funeste au guerrier trop meurtri !
Ces rencontres, toujours ma joie et mon alarme,
Ces airs, ces tours de tête, ô femmes, votre charme ;
Ces airs,Doux charme par où j’ai péri !

Le service qu’il réclamait de ses amis, pour ses vers à sauver du naufrage, Millevoye le rendait alors même, autant qu’il était en lui, à ceux d’André Chénier. Le premier, il cita des fragments du poëme de l’Aveugle dans les notes de son second livre d’Élégies, de même que M. de Chateaubriand avait cité la Jeune Captive. Millevoye ignorait que ce morceau, par lui signalé, d’un poëte inconnu, et les autres reliques qui allaient suivre, effaceraient bientôt toutes ses propres tentatives d’élégie grecque, et, s’il l’avait su, il n’aurait pas moins cité dans sa candeur : toute jalousie, même celle de l’art, était loin de lui. Ce second livre des Élégies de Millevoye reste bien inférieur au premier, quoique l’intention en soit plus grande. Mais, chez Millevoye, l’art en lui-même est faible, et ce poëte charmant, mélodieux, correct, a besoin de la sensibilité toujours présente. Comme il a manqué, par exemple, ce beau sujet d’Eschyle désertant Athènes qui lui préfère un rival ! Je cherche, j’attends quelque écho de ce grand vers résonnant d’Eschyle, et je ne trouve que notre alexandrin clair et flûté. Millevoye n’a pas l’invention du style, l’illumination, l’image perpétuelle et renouvelée ; il a de l’oreille et de l’âme, et, quand il dit en poëte amoureux ce qu’il sent, il touche. Hors de là, il manque sa veine.

  1. Un critique ingénieux l’a exprimé plus énergiquement que nous : « Millevoye a fait de charmantes choses, mais la force lui manque ; c’est Narcisse qui s’écoule en eau par amour. »