Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/430

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’irritait jamais des critiques du dehors ; il cédait outre mesure aux conseils du dedans ; dès qu’on lui disait de corriger, il le faisait. D’une physionomie aimable, d’une taille élevée, assez blond, il avait, sauf les lunettes qu’il portait sans cesse, toute l’élégance du jeune homme. Un rayon de soleil l’appelait, et il partait soudain pour une promenade de cheval ; il écrivait ses vers au retour de là, ou en rentrant de quelque déjeuner folâtre. Aucune des histoires romanesques, que quelques biographes lui ont attribuées, n’est exacte ; mais il dut en avoir réellement beaucoup qu’on n’a pas connues. La jolie pièce du Déjeuner nous raconte bien des matinées de ses printemps. Il essayait du luxe et de la simplicité tour à tour, et passait d’un entresol somptueux à quelque riante chambrette d’un village d’auprès de Paris. Il aimait beaucoup les chevaux, et les plus fringants[1]. Après chaque livre ou chaque prix, il achetait de jolis cabriolets, avec lesquels il courait de Paris à Abbeville, pour y voir sa mère, sa famille, ses vieux professeurs ; il se remettait au grec près de ceux-ci. Il aimait tendrement sa mère ; quand elle venait à Paris, elle l’avait tout entier. Un jour, l’Archi-Chancelier Cambacérès, chez qui il allait souvent, lui dit : « Vous viendrez dîner chez moi demain. » — « Je ne puis pas, Monseigneur, répondit-il, je suis invité. » — « Chez l’Empereur donc ?  » répliqua le second personnage de l’Empire. — « Chez ma mère, » repartit le poëte. Ce petit trait rappelle de loin la belle carpe que Racine, en réponse à une invitation de M. le Duc, montrait à l’écuyer du prince, et qu’il tenait absolument à manger en famille avec ses pauvres enfants, le grand Racine qu’il était.

Il reste plaisant toujours que le personnage qu’était là-bas M. le Duc, se trouve ici devenu le citoyen Cambacérès.

Millevoye, sans ambition, sans un ennemi, très-répandu, très-vif au plaisir, très-amoureux des vers, vivait ainsi. Il

  1. On peut lire à ce propos une histoire de cheval assez agréablement contée par Arnault, Souvenirs d’un Sexagénaire, t. IV, p. 217 et suiv.