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du côté de l’exécution et du style pour garder sa beauté. C’est une variété d’émotions et de sujets élégiaques, selon le sens grec du genre, une demeure abandonnée, un bois détruit, une feuille qui tombe, tout ce qui peut prêter à un petit chant aussi triste qu’une larme de Simonide[1].

La perle du recueil, la pièce dont tous se souviennent, comme on se souvenait d’abord du Passereau de Lesbie dans le recueil de Catulle, est la première, la Chute des Feuilles. Millevoye l’a corrigée, on ne sait pourquoi, à diverses reprises, et en a donné jusqu’à deux variantes consécutives. Je me hâte de dire que la seule version que j’admette et que j’admire, c’est la première, celle qui a obtenu le prix aux Jeux Floraux, et qui est d’ordinaire reléguée parmi les notes. Cette pièce que chacun sait par cœur, et qui est l’expression délicieuse d’une mélancolie toujours sentie, suffit à sauver le nom poétique de Millevoye, comme la pièce de Fontenay suffit à Chaulieu, comme celle du Cimetière suffit à Gray.

Anacréon n’a laissé qu’une page
Qui flotte encor sur l’abîme des temps,

a dit M. Delavigne d’après Horace. Millevoye a laissé au courant du flot sa feuille qui surnage ; son nom se lit dessus, c’en est assez pour ne plus mourir. On m’apprenait dernièrement que cette Chute des Feuilles, traduite par un poëte
  1. Puisque j’ai eu occasion de nommer Parny et que probablement j’y reviendrai peu, qu’on me permette d’ajouter une note écrite sur lui en toute sincérité dans un livret de Pensées : « Le grand tort, le malheur de Parny est d’avoir fait son poëme de la Guerre des Dieux : il subit par là le sort de Piron à cause de son ode, de Laclos pour son roman, de Louvet jusque dans sa renommée politique pour son Faublas, le sort auquel Voltaire n’échappe, pour sa Pucelle, qu’à la faveur de ses cent autres volumes où elle se noie, le sort qu’un immortel chansonnier encourrait pour sa part, s’il avait multiplié le nombre de certains couplets sans aveu. On évite de s’occuper de Parny comme de Laclos. La mode ayant changé en poésie, les nouveaux venus le méprisent, les moraux le conspuent, personne ne le défend. Ceux qui ont assez de goût encore pour l’ap-