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prit, qui est son Art poétique à lui et sa Rhétorique : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est foible et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre. » On sent combien la sagacité si vraie, si judicieuse encore, du second critique, enchérit pourtant sur la raison saine du premier. À l’appui de cette opinion, qui n’est pas récente, sur le caractère de novateur entrevu chez La Bruyère, je pourrais faire usage du jugement de Vigneul-Marville et de la querelle qu’il soutint avec Coste et Brillon à ce sujet : mais, le sentiment de ces hommes en matière de style ne signifiant rien, je m’en tiens à la phrase précédemment citée de D’Olivet. Le goût changeait donc, et La Bruyère y aidait insensiblement. Il était bientôt temps que le siècle finît : la pensée de dire autrement, de varier et de rajeunir la forme, a pu naître dans un grand esprit ; elle deviendra bientôt chez d’autres un tourment plein de saillies et d’étincelles. Les Lettres Persanes, si bien annoncées et préparées par La Bruyère, ne tarderont pas à marquer la seconde époque. La Bruyère n’a nul tourment encore et n’éclate pas, mais il est déjà en quête d’un agrément neuf et du trait. Sur ce point il confine au xviiie siècle plus qu’aucun grand écrivain de son âge ; Vauvenargues, à quelques égards, est plus du xviie siècle que lui. Mais non… ; La Bruyère en est encore pleinement, de son siècle incomparable, en ce qu’au milieu de tout ce travail contenu de nouveauté et de rajeunissement, il ne manque jamais, au fond, d’un certain goût simple.

Quoique ce soit l’homme et la société qu’il exprime surtout, le pittoresque, chez La Bruyère, s’applique déjà aux choses de la nature plus qu’il n’était ordinaire de son temps. Comme il nous dessine dans un jour favorable la petite ville qui lui paraît peinte sur le penchant de la colline ! Comme il nous