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dont La Bruyère, au chapitre du Cœur, devait avoir l’idée présente quand il disait : « Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu. » Était-elle celle-là même qui lui faisait penser ce mot d’une délicatesse qui va à la grandeur ?  « L’on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d’un mérite si éclatant, que l’on se borne à les voir et à leur parler[1]. »

Il y a moyen, avec un peu de complaisance, de reconstruire et de rêver plus d’une sorte de vie cachée pour La Bruyère, d’après quelques-unes de ses pensées qui recèlent toute une destinée, et, comme il semble, tout un roman enseveli. À la manière dont il parle de l’amitié, de ce goût qu’elle a et auquel ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres, on croirait qu’il a renoncé pour elle à l’amour ; et, à la façon dont il pose certaines questions ravissantes, on jurerait qu’il a eu assez l’expérience d’un grand amour pour devoir négliger l’amitié. Cette diversité de pensées accomplies, desquelles on pourrait tirer tour à tour plusieurs manières d’existences charmantes ou profondes, et qu’une seule personne n’a pu directement former de sa seule et propre expérience, s’explique d’un mot : Molière, sans être Alceste, ni Philinte, ni Orgon, ni Argan, est successivement tout cela ; La Bruyère, dans le cercle du moraliste, a ce don assez pareil, d’être successivement chaque cœur ; il est du petit nombre de ces hommes qui ont tout su.

Molière, à l’étudier de près, ne fait pas ce qu’il prêche. Il représente les inconvénients, les passions, les ridicules, et dans sa vie il y tombe ; La Bruyère jamais. Les petites in-

  1. Cette dame a pu être Marie-Renée de Belleforière, fille du Grand-Veneur de France, ou encore Justine-Hélène de Hénin, fille du seigneur de Querevain, mariée à Jean-Maximilien-Ferdinand, seigneur de Belleforière (Voir Moréri). J’inclinerais pour la première.