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livre et, si j’ose dire, son accident heureux, dans cette première et plus courte forme[1].

En le faisant naître en 1644, La Bruyère avait quarante-trois ans en 87. Ses habitudes étaient prises, sa vie réglée ; il n’y changea rien. La gloire soudaine qui lui vint ne l’éblouit pas ; il y avait songé de longue main, l’avait retournée en tous sens, et savait fort bien qu’il aurait pu ne point l’avoir et ne pas valoir moins pour cela. Il avait dit dès sa première édition : « Combien d’hommes admirables et qui avoient de très-beaux génies sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais ! » Loué, attaqué, recherché, il se trouva seulement peut-être un peu moins heureux après qu’avant son succès, et regretta sans doute à certains jours d’avoir livré au public une si grande part de son secret. Les imitateurs qui lui survinrent de tous côtés, les abbés de Villiers, les abbés de Bellegarde, en attendant les Brillon, Alléaume et autres, qu’il ne connut pas et que les Hollandais ne surent

  1. M. Walckenaer, dans son Étude sur La Bruyère, a rappelé une agréable anecdote tirée des Mémoires de l’Académie de Berlin et qui s’était conservée par tradition : « M. de La Bruyère, a dit Formey, qui le tenait de Maupertuis, venait presque journellement s’asseoir chez un libraire nommé Michallet, où il feuilletait les nouveautés, et s’amusait avec un enfant fort gentil, fille du libraire, qu’il avait pris en amitié. Un jour il tire un manuscrit de sa poche, et dit à Michallet : « Voulez-vous imprimer ceci (c’était les Caractères) ? Je ne sais si vous y trouverez votre compte ; mais, en cas de succès, le produit sera pour ma petite amie. » Le libraire, plus incertain de la réussite que l’auteur, entreprit l’édition ; mais à peine l’eut-il exposée en vente qu’elle fut enlevée, et qu’il fut obligé de réimprimer plusieurs fois ce livre, qui lui valut deux ou trois cent mille francs. Telle fut la dot imprévue de sa fille, qui fit dans la suite le mariage le plus avantageux et que M. de Maupertuis avait connue. » On sait le nom du mari ; M. Édouard Fournier, dans ses recherches sur La Bruyère, l’a retrouvé. Elle épousa Juli ou Juilly, un honnête homme de la finance, qui devint fermier général et qui garda une réputation sans tache. Il eut de la petite Michallet, en se mariant, plus de cent mille livres argent comptant. — Ce livre, d’une expérience amère et presque misanthropique, devenu la dot d’une jeune fille : singulier contraste !