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toire auguste, consommé, déjà un peu sombre de front, et un peu silencieux ! Dans son discours à l’Académie, La Bruyère lui-même les a énumérés en face ; il les avait passés en revue dans ses veilles bien des fois auparavant. Et ces Grands, rapides connaisseurs de l’esprit ! et Chantilly, écueil des mauvais ouvrages ! et ce Roi retiré dans son balustre, qui les domine tous ! quels juges pour qui, sur la fin du grand tournoi, s’en vient aussi demander la gloire ! La Bruyère a tout prévu, et il ose. Il sait la mesure qu’il faut tenir et le point où il faut frapper. Modeste et sûr, il s’avance ; pas un effort en vain, pas un mot de perdu ! du premier coup, sa place qui ne le cède à aucune autre est gagnée. Ceux qui, par une certaine disposition trop rare de l’esprit et du cœur, sont en état, comme il dit, de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage, ceux-là éprouvent une émotion, d’eux seuls concevable, en ouvrant la petite édition in-12, d’un seul volume, année 1688, de trois cent soixante pages, en fort gros caractères, desquelles Théophraste, avec le discours préliminaire, occupe cent quarante-neuf, et en songeant que, sauf les perfectionnements réels et nombreux que reçurent les éditions suivantes, tout La Bruyère est déjà là.

Plus tard, à partir de la troisième édition, La Bruyère ajouta successivement et beaucoup à chacun de ses seize chapitres. Des pensées qu’il avait peut-être gardées en portefeuille dans sa première circonspection, des ridicules que son livre même fit lever devant lui, des originaux qui d’eux-mêmes se livrèrent, enrichirent et accomplirent de mille façons le chef-d’œuvre. La première édition renferme surtout incomparablement moins de portraits que les suivantes. L’excitation et l’irritation de la publicité les firent naître sous la plume de l’auteur, qui avait principalement songé d’abord à des réflexions et remarques morales, s’appuyant même à ce sujet du titre de Proverbes donné au livre de Salomon. Les Caractères ont singulièrement gagné aux additions ; mais on voit mieux quel fut le dessein naturel, l’origine simple du