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enfants des Dieux, pour ainsi dire, se tirent des règles de la nature et en sont comme l’exception. Ils n’attendent presque rien du temps et des années. Le mérite chez eux devance l’âge. Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le commun des hommes ne sort de l’enfance. » Au chapitre des Grands, il s’est échappé à dire ce qu’il avait dû penser si souvent : « L’avantage des Grands sur les autres hommes est immense par un endroit : je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d’avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l’esprit, et qui les passent quelquefois. » Les réflexions inévitables que le scandale des mœurs princières lui inspirait n’étaient pas perdues, on peut le croire, et ressortaient moyennant détour : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver ; ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces : l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse. De simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités, je me jette et me réfugie dans la médiocrité. » Les simples bourgeois viennent là bien à propos pour endosser le reproche, mais je ne répondrais pas que la pensée ne fût écrite un soir en rentrant d’un de ces soupers de demi-dieux, où M. le Duc poussait de Champagne Santeul[1].

    breux passages où il est question de ces La Bruyère, père et fils (car ils étaient deux), notamment au tome second, pages 67 et 339. Je me trompe fort, ou de tels souvenirs domestiques furent un fait capital dans l’expérience secrète et la maturité du penseur.

  1. Bien des passages de Mme de Staël (De Launay) viennent à l’appui de ce qu’a dû sentir La Bruyère ; ainsi dans une lettre à Mme Du Deffand (17 septembre 1747) : « Les Grands, à force de