Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/402

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lève de La Bruyère. Déjà le poëte Sarasin était mort autrefois sous le bâton d’un Conti dont il était secrétaire. À la manière énergique dont Saint-Simon nous parle de cette race des Condés, on voit comment par degrés en elle le héros en viendra à n’être plus que quelque chose tenant du chasseur ou du sanglier. Du temps de La Bruyère, l’esprit y conservait une grande part ; car, comme dit encore Saint-Simon de Santeul, « M. le Prince l’avoit presque toujours à Chantilly quand il y alloit ; M. le Duc le mettoit de toutes ses parties, c’étoit de toute la maison de Condé à qui l’aimoit le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d’esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d’amusements, de badinages et de plaisanteries. » La Bruyère dut tirer un fruit inappréciable, comme observateur, d’être initié de près à cette famille si remarquable alors par ce mélange d’heureux dons, d’urbanité brillante, de férocité et de débauche[1]. Toutes ses remarques sur les héros et les enfants des Dieux naissent de là : il y a toujours dissimulé l’amertume : « Les

    témoin presque oculaire ; rien n’y vient ouvertement à l’appui du dire de Saint-Simon : Santeul s’était levé le 4 août, encore gai et bien portant ; il ne fut pris de ses atroces douleurs d’entrailles que sur les onze heures du matin ; il expira dans la nuit, vers une heure et demie. La Monnoye, qui devait dîner avec lui ce jour-là, le vint voir dans l’après-midi et le trouva moribond ; il causa même du malade avec M. le Duc, qui témoigna s’y intéresser beaucoup. Après cela, les symptômes extraordinaires rapportés par La Monnoye, et les réponses peu nettes des médecins, aussi bien que le traitement employé, s’accorderaient assez avec le récit de Saint-Simon ; on conçoit que la chose ait été étouffée le plus possible. On se demande seulement si les effets de la tabatière avalée au souper de la veille ont bien pu retarder jusqu’au lendemain onze heures du matin ; c’est un cas de médecine légale que je laisse aux experts.

  1. La Bruyère descendait d’un ancien ligueur, très-fameux dans les Mémoires du temps, et qui joua à Paris un des grands rôles municipaux dans cette faction anti-bourbonienne ; il est piquant que le petit-fils, précepteur d’un Bourbon, ait pu étudier de si près la race. Notre moraliste dut songer, en souriant, à cet aïeul qu’il ne nomme pas, un peu plus souvent qu’au Geoffroy de La Bruyère des Croisades dont il plaisante. Voir dans la Satyre Ménippée de Le Duchat les nom-