Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/400

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ambition, même celle de montrer de l’esprit[1]. » Le témoignage de l’académicien se trouve confirmé d’une manière frappante par celui de Saint-Simon, qui insiste, avec l’autorité d’un témoin non suspect d’indulgence, précisément sur ces mêmes qualités de bon goût et de sagesse : « Le public, dit-il, perdit bientôt après (1696) un homme illustre par son esprit, par son style et par la connoissance des hommes ; je veux dire La Bruyère, qui mourut d’apoplexie à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d’après lui et avoir peint les hommes de notre temps dans ses nouveaux Caractères d’une manière inimitable. C’étoit d’ailleurs un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. Je l’avois assez connu pour le regretter et les ouvrages que son âge et sa santé pouvoient faire espérer de lui. » Boileau se montrait un peu plus difficile en fait de ton et de manières que le duc de Saint-Simon, quand il écrivait à Racine, 19 mai 1687 : Maximilien (pourquoi ce sobriquet de Maximilien ? ) m’est venu voir à Auteuil et m’a lu quelque chose de son Théophraste. C’est un fort honnête homme à qui il ne manquerait rien, si la nature l’avoit fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. Du reste, il a de l’esprit, du savoir et du mérite. » Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. La Bruyère était déjà, un peu à ses yeux un homme des générations nouvelles, un de ceux en qui volontiers l’on

  1. J’hésite presque à glisser cette parole de Ménage, moins bon juge : elle concorde pourtant : « Il n’y a pas longtemps que M. de La Bruyère m’a fait l’honneur de me venir voir, mais je ne l’ai pas vu assez de temps pour le bien connoître. Il m’a paru que ce n’étoit pas un grand parleur. » (Menagiana, tome III.) — On a opposé depuis à cette idée qu’on se faisait jusqu’ici de La Bruyère quelques mots tirés de lettres et billets de M. de Pontchartrain, et desquels il résulterait que La Bruyère était sujet à des accès de joie extravagante ; c’est peu probable. Dans la disette des documents, on tire les moindres mots par les cheveux. Mais enfin il paraît bien qu’il était très-gai par moments.