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ses œuvres diverses sont là pour qui le voudra bien connaître. Comme qualité qui tient encore à l’essence de son génie critique, il faut noter sa parfaite indépendance, indépendance par rapport à l’or et par rapport aux honneurs. Il est touchant de voir quelles précautions et quelles ruses il fallut à milord Shaftsbury pour lui faire accepter une montre : « Un tel meuble, dit Bayle, me paroissoit alors très-inutile ; mais présentement il m’est devenu si nécessaire, que je ne saurois plus m’en passer… » Reconnaissant d’un tel cadeau, il resta sourd à toute autre insinuation du grand seigneur son ami. On n’était pourtant pas loin du temps où certains grands offraient au spirituel railleur Guy Patin un louis d’or sous son assiette, chaque fois qu’il voudrait venir dîner chez eux ; On se serait arraché Bayle s’il avait voulu, car il était devenu, du fond de son cabinet, une espèce de roi des beaux esprits. Le plus triste endroit de la vie de Bayle est l’affaire assez tortueuse de l’Avis aux Protestants, soit qu’il l’ait réellement composé, soit qu’il l’ait simplement revu et fait imprimer. Il y poussa l’anonyme jusqu’à avoir besoin d’être clandestin. Sa sincérité dut souffrir d’être si à la gêne et réduite à tant de faux-fuyants.

Bayle restera-t-il ? est-il resté ? demandera quelqu’un ; relit-on Bayle ? Oui, à la gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts des poëtes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle composition particulière, du moins par l’ensemble de ses travaux. Les neuf volumes in-folio que cela forme en tout, les quatre volumes principalement de ses œuvres diverses, préférables au Dictionnaire[1], bien que moins connues,

  1. Dans une note du Journal des Savants (juin 1836), M. Daunou, en jugeant avec une indulgence qui nous honore cet article sur Bayle, a trouvé que son Dictionnaire, principal titre de sa renommée, n’avait pas obtenu ici l’attention qu’il méritait. Ce n’est pas en effet en lisant ce Dictionnaire qu’on apprend à l’apprécier, c’est en s’en servant. Un homme d’esprit a comparé drôlement le Dictionnaire de Bayle, où