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composer un bon livre… » C’est dans une lettre suivante à ce même frère cadet qui se mêlait de le vouloir pousser à je ne sais quelle cour, qu’on lit ce propos charmant : « Si vous me demandez pourquoi j’aime l’obscurité et un état médiocre et tranquille, je vous assure que je n’en sais rien… Je n’ai jamais pu souffrir le miel, mais pour le sucre je l’ai toujours trouvé agréable : voilà deux choses douces que bien des gens aiment. » Toute la délicatesse, toute la sagacité de Bayle, se peuvent apprécier dans ce trait et dans le précédent.

L’équilibre et la prudence que nous avons notés en lui, cette humeur de tranquillité et de paresse dont il fait souvent profession, ne l’induisirent jamais à aucun de ces ménagements pour lui-même, à rien de cet égoïsme discret dont son contemporain Fontenelle offre, pour ainsi dire, le chef-d’œuvre. La parcimonie, le méticuleux propre à certaines natures analytiques et sceptiques, est chose étrangère à sa veine. Cet esprit infatigable produit sans cesse, et, qualité grandement distinctive, il se montre abondant, prodigue et généreux, comme tous les génies.

Le moment le plus actif et le plus fécond de cette vie si égale fut vers l’année 1686. Bayle, âgé de trente-neuf ans, poursuivait ses Nouvelles de la République des Lettres, publiait sa France toute catholique, contre les persécutions de Louis XIV, préparait son Commentaire philosophique, et en même temps, dans une note qu’il rédigeait (Nouv. de la Rép. des Lett., mars 1686) sur son écrit anonyme de la France toute catholique, note plus modérée et plus avouable assurément que celle que l’abbé Prévost insérait dans son Pour et Contre sur son chevalier des Grieux, dans cette note parfaitement mesurée et spirituelle, Bayle faisait pressentir que l’auteur, après avoir tancé les catholiques sur l’article des violences, pourrait bientôt toucher cette corde des violences avec les protestants eux-mêmes qui n’en étaient pas exempts, et qu’alors il y aurait lieu à des représailles. La Réponse d’un nouveau Converti