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son langage, sa façon de parler, sinon provinciale, du moins gauloise, par plus d’une phrase longue, interminable, à la latine, à la manière du xvie siècle, à peu près impossible à bien ponctuer[1] ; en avance par son dégagement d’esprit et son peu de préoccupation pour les formes régulières et les doctrines que le xviie siècle remit en honneur après la grande anarchie du xvie. De Toulouse à Genève, de Genève à Sedan, de Sedan à Rotterdam, Bayle contourne, en quelque sorte, la France du pur xviie siècle sans y entrer. Il y a de ces existences pareilles à des arches de pont qui, sans entrer dans le plein de la rivière, l’embrassent et unissent, les deux rives. Si Bayle eût vécu au centre de la société lettrée de son âge, de cette société polie que M. Rœderer vient d’étudier avec une minutie qui n’est pas sans agrément, et avec une prédilection qui ne nuit pas à l’exactitude ; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675, c’est-à-dire au moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis XIV, avait passé ses heures de loisir dans quelques-uns des salons d’alors, chez madame de La Sablière, chez le président Lamoignon, ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait malgré lui une grande révolution en son style. Eût-ce été un bien ? y aurait-il gagné ? Je ne le crois pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes ruer, bailler, de ses proverbes un peu rustiques. Il n’aurait pas dit qu’il voudrait bien aller de temps en temps à Paris se ravictuailler en esprit et en connoissances ; il n’aurait pas parlé de madame de La Sablière comme d’une femme de grand esprit qui a toujours à ses trousses La Fontaine, Racine

  1. J’ai surtout en vue certaines phrases de Bayle à son point de départ. On en peut prendre un échantillon dans une de ses lettres (Oeuvres diverses, t. 1, page 9, au bas de la seconde colonne. C’est à tort qu’il y a un point avant les mots : par cette lecture, il n’y fallait qu’une virgule). Bayle partit donc en style de la façon du xvie siècle, ou du moins de celle du xviie libre et non académique ; il ne s’en défit jamais. En avançant pourtant et à force d’écrire, sa phrase, si riche d’ailleurs de gallicismes, ne laissa pas de se former ; elle s’épura, s’allégea beaucoup, et souvent même se troussa fort lestement.