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par des écrits, des controverses littéraires ou philosophiques ; après ses disputes de plume avec Jurieu, Le Clerc, Bernard et Jaquelot, après son petit démêlé avec le domestique chatouilleux de la reine Christine, les plus graves événements pour lui furent ses déménagements (en 1688 et en 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers. La perte de sa chaire, en 1693, lui fut moins fâcheuse à supporter qu’il n’aurait semblé, et, dans la modération de ses goûts, il y vit surtout l’occasion de loisir et d’étude libre qui lui en revenait ; il se félicite presque d’échapper aux conflits, cabales et entremangeries professorales qui règnent dans toutes les académies.

En tête d’une des lettres de sa Critique générale, Bayle nous dit avoir remarqué, dès ses jeunes ans, une chose qui lui parut bien jolie et bien imitable, dans l’Histoire de l’Académie française de Pelisson : c’est que celui-ci avait toujours plus cherché, en lisant un livre, l’esprit et le génie de l’auteur que le sujet même qu’on y traitait. Bayle applique cette méthode au Père Maimbourg ; et nous, au milieu de tous ces ouvrages si bigarrés de pensées, de ces ouvrages pareils à des rivières qui serpentent, nous appliquerons la méthode à Bayle lui-même, nous occupant de sa personne plus que des objets nombreux où il se disperse[1].

Bayle, d’après ce qu’on vient de voir, a toujours très-peu résidé à Paris, malgré son vif désir. Il y passa quelques mois comme précepteur, en 1675 ; il y vint quelquefois pendant ses vacances de Sedan ; il y resta dans l’intervalle de son retour de Sedan à son départ pour Rotterdam : mais on peut dire qu’il ne connut pas le monde de Paris, la belle société de ces années brillantes ; son langage et ses habitudes s’en ressentent d’abord. Cette absence de Paris est sans doute cause que Bayle paraît à la fois en avance et en retard sur son siècle, en retard d’au moins cinquante ans par

  1. Sur le caractère de Bayle, on peut lire quelques pages agréables de D’Israeli (Curiosities of Literature, t. II).