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dier six ou sept heures par jour, parce qu’il n’observait aucun ordre, et qu’il étudiait sans cesse par anticipation. Le journal, suivant lui, n’est, pour ainsi dire, qu’un dessert d’esprit ; il faut faire provision de pain et de viande solide avant de se disperser aux friandises. « Je vous l’ai déjà dit, écrit-il encore à son frère, la démangeaison de savoir en gros et en général diverses choses est une maladie flatteuse (amabilis insania), qui ne laisse pas de faire beaucoup de mal. J’ai été autrefois touché de cette même avidité, et je puis dire qu’elle m’a été fort préjudiciable. » Mais voilà, au moment même du reproche, qu’il l’encourt de plus belle ; il voudrait tout savoir, même les détails rustiques, lui qui tout à l’heure regrettait le temps perdu à la chasse ; il demande mainte observation à son frère sur les verreries de Gabre, sur le pastel du Lauraguais. Il le presse de questions sur les nobles de sa province, sur les tenants et aboutissants de chaque famille : « Je sais bien que la généalogie ne fait pas votre étude, comme elle aurait été ma marotte si j’eusse été d’une fortune à étudier selon ma fantaisie. » Il complimente son frère et se réjouit de le voir touché de la même passion que lui, de connoître jusqu’aux moindres particularités des grands hommes. A propos de ses migraines fréquentes, ce n’est pas l’étude qui en est cause, suivant lui, parce qu’il ne s’applique pas beaucoup à ce qu’il lit : « Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l’esprit.... Aussi pressens-je que, quand même je pourrois rencontrer dans la suite quelque emploi à grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je lirois beaucoup, je retiendrois diverses choses vago more, et puis c’est tout. » Ces passages et bien d’autres encore témoignent à quel degré Bayle possédait l’instinct, la vocation critique dans le sens où nous la définissons.

Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu’aucun autre écrivain), est au revers du génie créa-