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plus attrayant des abîmes : M. Ampère n’y résista pas. Dès floréal an XIII (1805), un ami bien fidèle, M. Ballanche, lui adressait de Lyon ces avertissements, où se peignent les craintes de l’amitié redoublées par une imagination tendre :

« … Ce que vous me dites au sujet de vos succès en métaphysique me désole. Je vois avec peine qu’à trente ans vous entriez dans une nouvelle carrière. On ne va pas loin quand on change tous les jours de route. Songez bien qu’il n’y a que de très-grands succès qui puissent justifier votre abandon des mathématiques, où ceux que vous avez déjà eus présagent ceux que vous devez attendre. Mais je sais que vous ne pouvez mettre de frein à votre cerveau. « Cette idéologie ne fera-t-elle point quelque tort à vos sentiments religieux ? Prenez bien garde, mon cher et très-cher ami, vous êtes sur la pointe d’un précipice : pour peu que la tête vous tourne, je ne sais pas ce qui va arriver. Je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Votre imagination est une bien cruelle puissance qui vous subjugue et vous tyrannise. Quelle différence il y a entre nous et Noël ! J’ai retrouvé ici les jeunes gens qui appartiennent comme moi à la société que vous savez. Combien ils sont heureux ! Combien je désirerais leur ressembler !… »

Mais une autre lettre un peu postérieure (mars 1806) achève de nous révéler l’intérieur de ces nobles âmes troublées et de les éclairer du dedans par un rayon trop direct, trop prolongé et trop admirable de nuance, pour que nous le dérobions. Nulle part l’auteur d’Orphée n’a été plus élégiaque et plus harmonieux, en même temps que la réalité s’y ajoute et que la souffrance y est présente :

« J’ai reçu, mon cher ami, votre énorme lettre ; elle m’a horriblement fatigué. Le pis de cela, c’est que je n’ai absolument rien à vous dire, aucun conseil à vous donner. Nous sommes deux misérables créatures à qui les inconséquences ne coûtent rien. Un brasier est dans votre cœur, le néant s’est logé dans le mien. Vous tenez beaucoup trop à la vie, et j’y tiens trop peu. Vous êtes trop passionné, et j’ai trop d’indifférence. Mon pauvre ami, nous sommes tous les deux bien à plaindre. Vous avez été ces jours-ci l’objet de toutes mes pensées, et voilà ce que je crois à votre sujet. Il faut que vous quit-