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Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
Et ravageant l’ombrage où s’égaya ta muse ?
Est-ce que des talents aussi la gloire s’use,
Et que, reverdissant en plus d’une saison,
On finit, à son tour, par joncher le gazon,
Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,
Sous les coups des neveux dans leur ingratitude ?
Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l’avenir.
Fut d’enseigner leur siècle et de le maintenir,
De lui marquer du doigt la limite tracée,
De lui dire où le goût modérait la pensée,
Où s’arrêtait à point l’art dans le naturel,
Et la dose de sens, d’agrément et de sel,
Ces talents-là, si vrais, pourtant plus que les autres
Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres,
Bruyants, émancipés, prompts aux neuves douceurs,
Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs.
Si le même conseil préside aux beaux ouvrages,
La forme du talent varie avec les âges,
Et c’est un nouvel art que dans le goût présent
D’offrir l’éternel fond antique et renaissant.
Tu l’aurais su, Boileau ! Toi dont la ferme idée
Fut toujours de justesse et d’à-propos guidée,
Qui d’abord épuras le beau règne où tu vins,
Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains ?
J’aime ces questions, cette vue inquiète,
Audace du critique et presque du poëte.
Prudent roi des rimeurs, il t’aurait bien fallu
Sortir chez nous du cercle où ta raison s’est plu.
Tout poëte aujourd’hui vise au parlementaire ;
Après qu’il a chanté, nul ne saura se taire :
Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix ;
Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
Il faudrait bien les suivre, ô Boileau, pour leur dire
Qu’ils égarent le souffle où leur doux chant s’inspire,